Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

92 moyenne « au sein de laquelle vit et s'agite l'esprit de libe:té, qui possède la raison de l'avenir et qui, refoulée de haut et de bas par l'insolence capitaliste et l'envie prolétarienne n'en forme pas moins le cœur et le cerveau de la nation.» Dans La Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, il exalte « la classe des artisans, petits industriels, petit~ propriétaires, petits bourgeois, portion la plus maltraitée dans le régime actuel et la plus saine du corps social». Plus tard, en 1854, à ses Confessions d'un Révolutionnaire, il ajoutera une « Apothéose de la classemoyenne »,assignant commebut suprême au socialisme « la constitution de fortunes médiocres, l'universalisation de la classemoyenne ». · L'expression de « petit bourgeois », dénuée de la nuance péjorative qu'elle a prise au siècle suivant dans la polémique marxiste, était donc incontestablement exacte quand Marx l'employait pour définir son antagoniste. Proudhon préconisait la collaboration çlesclasses, tantôt « l'union de la classe moyenne et du prolétariat », tantôt « l'union de la bourgeoisie et du prolétariat», mais il entend par bourgeoisie celle qui travaille et qui produit, pas celle qui trafique ou qui vit en· parasite. En 1850, dans la Voix du Peuple, il insiste sur « cette grande réconciliation pour laquelle je me dévoue, pour laquelle je sacrifie ma popularité et serais prêt de sacrifier encore ma· vie, je veux dire la réconciliation de la bourgeoisie et du prolétariat». Candidat aux élections à Besançon, il termine ainsi sa circulaire qui figure dans la Correspondance : « Travailleurs, tendez les mains à vos patrons, et vous, p1trons, ne repoussez pas l'avance de ceux qui furent vos salariés. » Il n'hésite pas à écrire dans la Voix du Peuple : « ••• Au fond, la bourgeoisie, c'est la liberté. » On multiplierait sans effort les preuves d'une incompatibµité absolue entre le proudhonisme et le syndicalisme révolutionnaire. D'ailleurs il suffirait de se reporter au Manifeste des Soixante et au Mémoire des délégués parisiens pour le premier con:grès de l'Association internationale des travailleurs, tous deux d'inspiration proudhonienne, .pour s'en convaincre. Les vues de Proudhon s'opposent à celles de Marx sur la lutte des classes et sur la conquête politique des pouvoirs publics, mais n'en déplaise aux apologistes et aux détracteurs systématiques de droite et de gauche qui escamotent les vérités gênantes, leurs vues se rejoignent dans une erreur essentielle quand le « petit bourgeois » constate en ces termes le déclin des classes moyennes : « La petite bourgeoisie décline, décline vers le gouffre du prolét2.riat » (lettre de 1860). Pendant les quinze- dernières années de sa vie, il répète la même plainte : « Cette pauvre bourgeoisiemoyenne est en train de passer tout entière dans la gueule du monstre. Encore quelques années et il n'y aura plus que des prolétaires en immense majorité, plus quelques milliers de propriétaires » (lettre de 1859). Il partage donc l'illusion de Marx quant à la paupérisation de la petite bourgeoisie, allant jusqu'à écrire dans La Justice dans la Révolution et BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES dam l'Eglise : « Depuis le Coup d'Etat, la classe moyenne est écrasée. Dans vingt ans il n'y aura plus en France qlle des prolétaires et des aristocrates.» Marx n'envisageait pas un processus aussi rapide, et il ne s'attendrit pas, là où .Proudhon se lamente. Proudhon s'accorde encore avec Marx dans l'interprétation économique, ou matérialiste, de l'histoire, quand il écrit dans le Peuple en 1848 : « Si l'antique religion, si les systèmes rebattus de la philosophie, si les anciennes constitutions politiques, si la routine .judiciaire, si les vieilles formes de communauté et d'association aussi bien que de littérature et d'art n'ont été que des formules particulières de l'état mat~riel des sociétés, n'estil pas évident que, cet état venant à changer, en d'autres termes l'économie politique étant révolutionnée de fond en comble par le changement du ·rapport entre les deux grandes forces de la production, le travail et le capital, tout change dans la société, religion, philosophie, politique, littérature et arts. » On croirait lire un célèbre passage de Marx dans sa préface à la Critique de l'économie politique. De même, par moments, La Guerre et la Paix coïncide avec le marxisme vulgaire : « La cause première, universelle et toujours constante de la guerre, de quelque manière et pour quelque motif que celle-ci s'allume, (...) c'est la rupture de l'équilibre économique. » Nonobstant leur antipathie réciproque, les deux chefs d'école ont en littérature des admirations communes qui ne sont pas fortuites, par exemple leur haute appréciation de Paul de Kock que partageait le pape Grégoire XVI (cf. le livre inachevé de Sainte-Beuve sur Proudhon). Les idées propres à Proudhon sur la guerre seront difficilement conciliables avec le pacifisme des syndicalistes et des anarchistes. Dans la Voix du Peuple en 1850, il écrivait déjà: « L'homme est avant tout un animal guerrier: c'est par la guerre qu'il se manifeste dans la sublimité de sa nature ; c'est la guerre seule qui fait les héros et les demidieux. » Dans La Guerre et la Paix, en 1861, il développe sa philosophie dont le Cercle Proudhon a pu faire grand cas : « ••• Il est manifeste que la guerre tient par des racines profondes, à peine · encore ,entrevues, au sentiment religieux, juridique, esthétique et moral des peuples (...). La guerre, c'est notre histoire, notre vie, notre âme tout entière ; c'est la législation, la politique, l'Etat, la patrie, la hiérarchie sociale, le droit des gens, la poésie, la théologie ; encore une fois, c'est tout. On nous parle d'abolir la guerre comme s'il s'agissait des octrois et des douanes. Et l'on ne voit pas que si l'on fait abstraction de la guerre et des idées qui s'y associent, il ne reste rien, absolument rien du passé de l'humanité et pas un atome pour la construction de son avenir. » Il apostrophe les « pacificateurs ineptes » par ces questions impératives : « ••• La guerre abolie, comment concevez-vous la société ? Quelles idées, quelles croyances lui donnez-vous ? Quelle littérature, quel art, quelle poésie ? Que faites-vous '

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