Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

90 contraste entre l'existence du vagabond genevois, être sans feu ni lieu, sans cœur ni vertu véritable, que perdirent nécessairement tous les dévergondages de l'imagination, et ce robuste FrancComtois, ·puissamment établi sur sa race, sur sa famille, sur son foyer, fidèle époux, père rigide( ...). Proudhon est un bon type de Français qui se trompe. Mais quel Français et quel patriote ! Quel père et quel citoyen ! » Outré par la présence du président de la République à l'inauguration du monument Proudhon en 1910, Maurras écrit néanmoins dans l'Action francaise ces lignes perspicaces : « Les idées de Proudhon ne sont pas nos idées, elles n'ont même pas toujo:urs été les siennes propres. Elles se sont battues en lui et se sont si durement entredétruites que son esprit en est défini comme le rendez-vous des contradictoires. Ayant beaucoup compris, ce grand discuteur n'a pas tout su remettre en ordre. » Mais cela dit, « nous remercions Proudhon des lumières qu'il nous donna sur la démocratie et sur les démocrates, sur le libéralisme. et sur les libéraux, mais c'est au sens large que notre ami Louis Dimier, dans un très beau livre, l'a pu nommer un "Maître de la contrerévolution" »... « Son chaos ne saurait faire loi parmi nous, et nous nous bornerions à l'utiliser par lambeaux si ce vaillant Français des Marches de Bourgogne ne nous revenait tout entier dès que, au lieu de nous en tenir à ce qu'il enseigne, nous considérons ce qu'il est. De cœur, de chair, de sang, de goût, Proudhon est débordant de naturel français, et la qualité nationale de son être entier s'est parfaitement exprimée dans ce sentiment, qu'il a eu si fort, de notre intérêt national. » Abstraction faite des considérations viscérales, on doit retenir la si juste expression de « l'utiliser par lambeaux », applicable à , tant de controversistes du proudhonisme. ·Maurras vante encore le « robuste Franc-Comtois» d'avoir ardemment combattu l'unité italienne et l'unité allemande, défendu le pape et honni le Piémont, exécré l'influence des « étrangers » et vilipendé la francmaçonnerie. Il passe pourtant sous silence l'ardente hostilité ·de Proudhon à la restauration de la Pologne, jugée indigne de renaître par l'intraitable ennemi fédéraliste du principe des nationalités. Rappelant la dédicace de Bainville, il questionne et répond : « Quoi? Proudhon avec les zouaves pontificaux ? Oui, et rien ne va mieux ensemble ! Oui, Proudhon défendit le Pape, oui, il combattit le Piémont. » Maurras approuve Proudhon pour qui « le résultat de l'unité italienne, c'est que la France ayant perdu la prépondérance( ...) est une nation qui abdique, elle est finie». Il l'approuve encore d'avoir jeté« ce cri de douleur» à propos de Rousseau: «Notre patrie qui ne souffrit jamais que de l'influence des étrangers ... »Et aussi d'avoir écrit : « La Papauté abolie, vingt pontificats pour un vont surgir, depuis celui du Père Enfantin jusqu'à celui du grand-maître des Francs-Maçons. » Il n'empêche que le fédéralisme et la décentralisation selon Proudhon ne sont nullement selon BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES Maurras qui les conçoit sous l'autorité d'une monarchie héréditaire. Et qu'aux mille contradictions de Proudhon, les nationalistes intégraux et les syndicalistes littéraires ajoutent les leurs. Paul Bourget, zélateur de la tradition et de la royauté comme Maurras, a Proudhon en horreur. Maurras se réclame, entre autres, de Taine et de Renan, alors que Proudhon les exècre : « Les Taine, les About, les Paradol et autres du même pétrin sont la quintessence du doctrinarisme, du scepticisme, ce qui veut dire de la pourriture justemilieu et bourgeoise. » Sur Renan, il s'exprime avec encore plus d'hostilité et d'injustice ( cf. ses Lettres inédites qu'a publiées Edouard Droz, absentes de la copieuse Correspondance n quatorze volumes expurgée par des mains pieuses). Taine, de son côté, moquait pertinemment de Proudhon les «vœux de maraîcher ». Maurras croit que « Mussolini tient de Sorel et de Proudhon par les ~éthodes de sa lutte politique, mais [qu'] il vit bien, comme tout le monde le voit, la stérilité des thèses d'antagonisme et de coaction réciproque dont Sorel et Proudhon nourrirent leur pensée. Cette lutte intestine ne pouvait mener qu'au néant. » Quant à Sorel, qui méprisait de Maistre et Bonald, en lesquels Maurras révérait sesmaîtres à penser, il théorisait la grève ouvrière que Proudhon condamne sans réserve et la violence révolutionnaire que Proudhon réprouve sans rémission ; il répudie constamment le réformisme tout en prônant le révisionnisme d'Edouard Bernstein et l'on sait que dix ans après la création du Cercle Proudhon, son «Plaidoyer pour Lénine » révélera chez ce «rénovateur du proudhonisme »un comble de la confusion mentale 4 • IL FAUT CROIRE que Proudhon était moins oublié qu'on ne le supposait quand le Cercle entreprit d'accaparer sa mémoire,« aimable gageure, qui complète l'athéisme catholique de M. Charles Maurras et le syndicalisme royaliste de l'Action française», observa Hubert Lagardelle dans le Mouvementsocialiste en janvier 1912, où il commentait comme suit : «Certes Proudhon est confus, contradictoire, heurté, chaotique. C'est un torrent, plus souvent trouble que limpide. On peut tout y prendre (...) sauf le royalisme (...). C'est jouer misérablement sur les mots que de rapprocher la critique proudhonienne et la critique royaliste de la démocratie. » Les disciples de Maurras n'ont pas affaire avec Proudhon, continue Lagardelle : « De quel éclat de rire formidable le rude paysan 4. Sorel kobait n'importe quel racontar, entre autres celui qu'un certain Paul Seippel avait mis en circulation, lui attribuant de l'influence sur Lénine, ce qui flattait son amour-propre. Cette invraisemblable sottise fit fortune, comme tout ce que des ignorants inventent de toutes pièces et que répètent à l'envi les perroquets du journalisme. Lénine, dans son dogmatisme pseudo-marxiste, n'avait que dédain pour Sorel qu'il exécute d'un seul mot, <c confusionniste», dans Matérialisme et Empiriocriticisme.

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