84 composer et à le corriger. Le New York Times le paya mille dollars et le publia sous un gros titre à la une ; le texte occupait toute la deuxième page du journal. Entre-temps, les agences de presse parisiennes avaient câblé la nouvelle jusqu'au bout de la terre et j'imagine qu'on lui donna, dans toutes les capitales, la même publicité qu'à Paris. La mise en scène mondiale était parfaitement réglée: on n'attendait plus que la grande nouvelle de Moscou. Deux matins de suite, je sortis de bonne heure pour la recueillir. Mais nous apprîmes finalement, le 18, qu'après l'échec de la tentative, !'Opposition, conduite par Trotski, avait capitulé. Elle s'était, en outre, accusée d'avoir mal agi en manifestant ~ont~e le régime de Staline et avait promis de ne Jamais recommencer. Le compte rendu de cette capitulation - dont le texte complet n'avait pas été publié alors - était parfaitement exact. Les gens de l'Opposition avaient écrit: « Nous considérons de notre devoir d'avouer ouvertement devant le Parti qu'en luttant pour nos opinions (...) nous avons entrepris certaines démarches en violation de la discipline du Parti et que nous avons ainsi franchi les frontières que le Parti a fixées pour mener la lutte idéologique contre l'esprit de fraction (...). Nous espérons qu'en cessant la lutte, l'Opposition rendra possible le retour dans les rangs du Parti des camarades qui en ont été exclus et qui auront reconnu leur erreur. » Un passage avait été ajouté : il était « absolument interdit » aux camarades d'autres pays de soutenir les groupes d'opposition tels que ceux de Bordiga en Italie, de MaslowFischer en Allemagne, de Souvarine en France. La dernière phrase disait: « Nous promettons au Parti de lui apporter notre concours le plus entier dans sa (...) lutte contre le retour de semblables entorses à la discipline. » Cette promesse ne fut pas tenue, bien entendu ; on n'avait d'ailleurs jamais eu l'intention de la tenir. Toute .cette histoire, destinée au public, n'était qu_emensonge; elle avait été montée, dans le privé, au Comité central et imposée par la majorité à la minorité au nom de la discipline du Parti. La vérité, c'était que le dernier et courageux appel destiné au prolétariat - si logique du point de vue de la théorie marxiste - avait été bloqué par l'envoi - étranger à la théorie - d'escouades de « durs » chargés de pousser des huées dans les meetings ouvriers. En outre, des voitures et des camions avaient été alignés le long des bâtiments afin que les hurlements des sirènes et des klaxons empêchent d'entendre un seul mot des discours. Ayant' tiré les conclusions de l'affaire, d'une manière qui n'était peut-être pas tout à fait dans la logique de Marx, mais bien dans les mœurs du parti communiste russe, l'Opposition fit une offre de paix à Staline. Celui-ci imposa comme condition la signature de la capitulation dont il a été question plus haut : il en avait indubitablement dicté l'essentiel. Signée par Trotski et ses amis poliBibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL tiques, elle inaugurait une longue série de capitulations qui devait s'étendre sur plus de dix années jusqu'à ce que, finalement, la dernière trace d'opposition à la dictature de Staline ou même les derniers vestiges de protestation murmurés entre quatre murs eussent été définitivement balayés par la grande épuration de 1936-39. Quant à moi, je me retrouvai, une fois de plus, « sur la touche », avec la perspective d'y demeurer indéfiniment puisque les lèvres qui eussent pu, à Moscou, authentifier mon texte relatif au testament, étaient maintenant scellées par le serment de vassalité au Parti. Le passage ci-dessous, extrait d'une lettre que j'écrivis à ma sœur à Londres, fera mieux comprendre les sentiments qui m'animaient après cette seconde catastrophe : La capitulation de Trotski - que je juge épouvantable - est totale. Pareilles choses ne peuvent arriver qu'en Russie et à l'intérieur d'une secte religieuse. Mon livre Marx and Lenin n'en paraît que plus important. Mais je suis triste, je sens que je suis hors de la course pour longtemps. Personne ne lira mon livre. Dans cette lutte à outrance, il paraissait légitime de publier le testament de Lénine dans la presse bourgeoise ou n'importe où ailleurs. Mais quel pauvre petit geste que celui-là! Et ces autres qui, après leur défaite, ont signé, dans l'humiliation, un texte reconnaissant qu'ils n'avaient eu aucun droit de faire cette tentative et qui ont répudié tous leurs amis! La science du communisme est remplacée par la religion, par la mystique du parti communiste. Dans tout cela, il n'y a plus place pour moi et, en publiant mon article au moment où je l'ai fait, je me suis borné à rendre ce fait public. Je ne puis être anarchiste et croire en même temps à la magie; je ne puis être marxiste et croire en même temps à un Dieu matérialiste. Ce fut à Staline lui-même qu'il appartint, un an plus tard, une fois son pouvoir assuré, de confirmer l'existence du testament et d'en citer suffisamment de phrases pour corroborer mon texte. Ce fut au tour de Trotski - avec maintenant à ses côtés Zinoviev, Kamenev et Kroupskaïa - de protester et de déclarer que le testament avait été « dissimulé. » Staline se moqua d'eux et triomp~a. « Il existe un certain Eastman, déclarait-il, un ancien communiste américain, qui fut jadis chassé du Parti. Ce monsieur, après avoir tourné autour des trotskistes à Moscou et avoir récolté des rumeurs et des commérages au sujet du "testament" de Lénine, rentra chez lui et publia un livre intitulé Since Lenin died dans lequel il ne ménagea pas ses couleurs pour salir notre parti( ...). Toute son argumentation repose sur l'affirmation que le Gomité central a dissimulé le prétendu "testament" de Lénine (...). Laissez-moi vous lire un passage d'un article de Trotski sur la question de savoir si oui ou non le Parti et son Comité central ont caché le testament de Lénine. » Staline lut ensuite un long extrait du document qui désavouait mon livre, document que ledit
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