Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

MAX EASTMAN Plebs et le Labour Monthly de Landsbury, à Londres, accordèrent une large place à mes vains efforts pour exposer la vérité. En Angleterre, la presse communiste elle-même n'avait pas encore entièrement renoncé aux coutumes d'un journalisme honorable. Dans une longue lettre, le rédacteur en chef d'une revue communiste, R. Palme Dutt, envisageait avec courtoisie que « le Politburo pût décider» de publier ma réponse à son attaque impitoyable. Mieux, il m'adjurait d'interrompre la polémique ; il lui semblait difficile de croire que je désirais « me heurter à l'Internationale tout entière », et ainsi de suite. Rien de semblable n'aurait pu se produire cinq ans plus tard : Moscou tenait alors le mouvement international tout entier bien en main. En janvier 1926, rentré à Paris a.finde faire des recherches dans les bibliothèques pour mon livre sur le marxisme, je me rendis sans hésiter à l'ambassade soviétique pour y consulter les œuvres de Lénine. Mais, alors que ces ouvrages en particulier semblaient conservés dans un meuble dont la clé était toujours égarée, je trouvai l'attitude du personnel envers moi, ainsi que je l'écrivis à Eliena, « extrêmement cordiale ». J'ajoutai : « Il semble émaner de cette atmosphère une qualité particulière d'émotion. » Pourtant, lorsque je protestai auprès de Davtian, qui faisait fonction d'ambassadeur, contre la mise sous clé des œuvres de Lénine, il me répondit: - Nous n'avons pas la certitude, camarade Eastman, que vous utiliseriez ces livres au profit de la révolution. Mes belles illusions avaient encore assez de force pour que cette remarque provoquât chez moi une violente colère : - Qu'est-ce que cette révolution, rétorquai-je, qui enferme ses Ecritures et passe au crible ceux qui les liront ? Est-ce pour cela que vous vous êtes emparés du pouvoir ? Est-ce là ce que doit devenir l'héritage de Lénine ? Je n'aime pas beaucoup me citer verbatim quand je suis en colère - ce qui n'arrive pas souvent, - mais je crois bien que je dis à Davtian, dans un russe peu châtié, d'aller au diable avec sa bibliothèque et tout le reste de l'ambassade. Je parlai si fort qu'à ma sortie je trouvai un visiteur qui attendait dans le couloir - c'était Amédée Dunois, le communiste français bien connu - dans un état d'extrême agitation. Nous demeurâmes là, quelques instants, à discuter, avec des voix qui tremblaient, des Droits de l'homme, de la doctrine du déterminisme économique et de la mission historique du prolétariat. Cet incident fera comprendre au lecteur d'aujourd'hui co1nbien le régime de la dictature était alors loin d'être « étanche ». Dans l'état actuel des choses, ma présence à l'ambassade soviétique six mois après le démenti officiel du Kremlin doit paraître incroyable. Le « colmatage », pourtant, suivait son cours. A quelques mois de là, il parut évident que Staline, Biblioteca Gino Bianco 83 après les avoir circonvenus, s'était attaché à déconsidérer ses rivaux l'un après l'autre afin d'accéder au pouvoir personnel. Une des joies de la vie, pour Staline, consistait à duper et à tromper les gens pour les trahir ensuite. C'était un intrigant de génie dont la persévérance ne se relâchait jamais. Patient, indéchiffrable, impitoyable et parfaitement solitaire. La véritable histoire de son incroyable réussite ne saurait être écrite par quiconque voudrait ignorer ces traits de caractère. A mesure que les buts des manœuvres staliniennes se dévoilaient, !'Opposition se grossissait de nombreuses recrues et commençait à prendre l'aspect d'une organisation. Maintenant que des messagers faisaient la navette entre Moscou et l'Europe occidentale, un scandale tel que la publication de mon livre et sa réfutation ultérieure ne paraissait plus possible. Au mois de septembre, la nouvelle filtra qu'un certain jour d'octobre !'Opposition allait faire une manifestation à Moscou. Ses principaux chefs, Trotski, Radek, Piatakov, Sokolnikov,Evdokimov, Zinoviev, Kamenev (ces deux derniers avaient alors rejoint !'Opposition tout comme la femme de Lénine, Kroupskaïa) ces chefs, donc, se rendraient en délégation, au jour dit, dans les grandes usines pour s'adresser aux membres locaux du Parti, des prolétaires authentiques ceux-là. Leur but était de dresser les ouvriers contre le « monstre » bureaucratique forgé par Staline et qui étranglait le Parti. Le testament de Lénine - auquel on donnait maintenant ouvertement ce nom - jouerait son rôle dans l'opération : il mettait le Parti en garde contre le pouvoir excessif de Staline et conseillait de le remplacer au poste de secrétaire général. Cette lettre, écrite par Lénine sur son lit de mort, !'Opposition décidait maintenant qu'il fallait la faire connaître au monde entier. La femme de Lénine, qui en avait fait parvenir la copie au Comité exécutif, avait gardé l'original par-devers elle. ~ autre copie en fut faite et apportée à Souvarine à Paris par un messager sûr. Ce fut moi qui, pour des raisons à la fois morales et politiques, fut choisi pour la communiquer à la presse. Cette action devait réparer, jusqu'à un certain point, le coup qu'on m'avait porté. D'autre part, mon nom, qui avait fait l'objet d'une telle publicité en tant qu'ami et biographe de Trotski, serait, dans la mesure du possible, un garant de l'authenticité du texte. Je partis pour Paris le 1er octobre afin de traduire le document et m'occuper de sa publication. Il devait, naturellement, être accompagné d'un article expliquant sa signification. Il fallait en orchestrer la sortie de telle sorte qu'elle coïncidât avec les nouvelles concernant l'appel adressé aux ouvriers communistes contre la machine stalinienne. Ma révélation sortirait le 16 et j'avais calculé que les nouvelles de la révolte paraîtraient dans les éditions suivantes des journaux. En fin de compte, je me trouvaidevant un véritablemanuel à rédiger et, toujours en collaboration avec Souvarine, autre conspirateur, je passai presque deux semaines à le

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