Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

80 sortit une édition française et, quelques mois plus tard, une traduction tchécoslovaque fut publiée à Prague. Le livre fit véritablement sensation, mais je dus payer en souffrances morales le prix de ce succès. Cependant, grâce aux appointements d'Eliena, à quelques droits d'auteur que je touchai et à un millier de dollars hérités de mon père (mort en février), nous retrouvâmes au printemps le sentiment de la liberté et le désir nous vint de regagner le Midi. Eliena sollicita un congé de l'ambas-. sade, elle offrit même sa démission. Mais on tenait bien trop à elle... Elle ne put obtenir qu'une seule réponse : «Vous êtes indispensable. » Nous nous attardâmes donc à Paris, de mauvais gré, jusqu'au mois de juin. La solution de notre problème parvint sous la forme d'un télégramme adressé à l'ambassade par Tchitchérine, commissaire du peuple aux Affaires étrangères : « Faites rentrer à Moscou la fonctionnaire Krylenko. » C'était la première réaction officielle à la publication de mon livre et le premier aussi, je le suppose, parmi des milliers de télégrammes rappelant sous l'autorité directe du Kremlin des gens suspects d'hérésie. Quoi qu'il en soit, Eliena fut la première des niévosvrachtchentsy (les «non-rentrants»). Elle choisit, sans hésiter, de refuser de partir. « Si vous ne partez pas maintenant, vous ne pourrez peut-être jamais retourner en Russie», lui déclara Davtian, qui faisait fonction d'ambassadeur. L'intuition, la prescience qui avait déjà retenu Eliena de s'inscrire au Parti ne l'abandonna pas en l'occurrence. Elle répondit à Davtian que la chose dont elle avait le moins envie était de rentrer en Russie. Là-dessus, elle rédigea à l'adresse de Tchitchérine un télégramme où elle expliquait, en termes assez obscurs, que des « considérations familiales »la mettaient dans l'impossibilité d'obéir à son ordre. L'ambassade la déchargea sur-lechamp de ses fonctions et nous devînmes libres, comme nous ~edésirions, de regagner le Midi. Il existe, près de la pointe du cap d'Antibes, une résidence spacieuse appelée le Château des Enfants. C'est un homme d'âge mûr, du nom de George Davison, qui la fit construire. Il avait fait fortune comme directeur de la branche anglaise de la Compagnie Eastman Kodak dont il était, en outre, un gros actionnaire. Gagné par la foi anarchiste en prenant de l'âge, il s'était arrangé pour rompre à l'amiable avec les dirigeants de la firme. On racontait que, pour ce faire, il avait défilé devant les bureaux à la tête d'une manifestation du Premier-Mai. Plus tard, sa santé déclinant, il s'était installé dans le Midi en compagnie de la femme qu'il aimait ; celle-ci, qui avait été son infirmière, partageait ses convictions humanitaires. Ils firent construire cette vaste demeure et adoptèrent huit enfants ; ils en avaient d'ailleurs déjà un en propre. Dans ce «château», qui offrait davantage l'aspect d'un orphelinat que d'un manoir véritable, il y avait place pour de Biblïoteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL nombreux invités et M. Davison_aimait qu'il fût rempli. Ce fut George Slocombe, alors correspondant du London Daily Herald à Paris qui, je crois, m'apprit tout cela et nous recommanda aux Davison. A la suite de quoi nous fûmes conviés à venir habiter le « château »pour le temps qu'il nous plairait. Nous y demeurâmes entre trois semaines et un mois ; Eliena eut ainsi tout le loisir d'acheter pinceaux et couleurs et de commencer une carrière de peintre. Nous partîmes en emportant la permission - extrêmement précieuse au cap d'Antibes - de revenir plonger,« chaque fois que nous en aurions envie », du haut des rochers, dans cette mer d'un bleu si beau et si profond qui formait, à cet endroit, une anse à l'abri des indiscrets. Nous retournâmes donc à Juan-les-Pins dans notre première demeure. Par la suite, il ne se passa guère d'après-midi qui ne nous vît, à la pointe du cap, nager et plonger. Cette heureuse existence me permit, mon devoir de « journaliste politique » accompli, de me remettre à mon ouvrage sur le marxisme qui me donnait des joies beaucoup plus profondes. Un matin, debout entre ma table de travail et mon lit, j'étais perdu dans mes méditations quand Eliena entra avec le courrier. Elle eut une phrase de mise en garde, une de celles qui «préparent à une mauvaise nouvelle », comme par exemple pour annoncer un décès dans la famille. Puis, elle me tendit un exemplaire du Sunday Worker, le journal communiste publié à Londres. Il était ouvert à une page avec de gros titres : TROTSKI FUSTIGE EASTMAN Le « testament » de Lénine est un mythe Les affirmations d'Eastman sans aucun fondement par Léon TROTSKI (Exclusivité du Sunday Worker) D'un coup d' œil, je parcourus les phrases essentielles par lesquelles Trotski désavouait mon livre, notre amitié, mon récit de sa jeunesse. Il faisait table rase de tout. J'atteignis une chaise et m'y effondrai, si pâle qu'Eliena crut que j'allais m'évanouir. Il n'en fut rien, mais j'en avais la nausée. Désormais, j'allais être déconsidéré devant tout le monde. Trotski écrivait : On trouve dans cette brochure un nombre considérable d'affirmations dont le caractère fallacieux et mensonger saute aux_yeux (...). Eastman prétend que le Comité central « dissimule »au Parti plusieurs documents importants rédigés par Lénine dans la dernière période de sa vie (...). Le mot de diffamation est le seul qui convienne pour qualifier cette attaque contre le Comité central de, notre parti. Quant au fameux «testament», Lénine n'en a laissé aucun (...). Tout bavardage au sujet d'un « testament » tenu secret ou méconnu constitue une invention malveillante. En utilisant les« renseignements» fournis par Eastman et en citant ses déclarations, la presse capitaliste et particulièrement les journaux menchéviques ont inlassa-

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