Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

MAX EASTMAN JE COMMENÇAI à travailler à mon livre intitulé Marx and Lenin (traduction française: La Science de la révolution). Réflexion faite, je n'avais plus envie d'écrire ma défense de l'opposition trotskiste. Convaincu que Trotski n'était pas - et ne pouvait pas être - un leader politique, il m'apparaissait vain de vouloir prouver à tout prix qu'il était dans le vrai. Il importait davantage, pensais-je, de montrer que les dogmes motivant toute la dispute - et qui rappelaient étrangement la théologie - n'avaient aucun caractère scientifique. Le hasard, lui, avait d'autres plans. Le lumbago dont j'avais souffert à Londres avait fait place à une douloureuse sciatique; après quatre mois de souffrances, je me rendis à Paris pour consulter un spécialiste. Là, sous l'influence de Rosmer et de Souvarine, ma pensée fut bientôt ramenée à l'actualité politique. }'appris que Staline et Zinoviev étaient en désaccord et que l'Opposition, d'autre part, était ferme et grandissante. Ce dont elle avait besoin, c'était qu'on lui démontrât clairement et avec force où étaient les inttrêts en jeu. Le moment était venu de lancer une attaque massive contre les bureaucrates ; elle aurait de l'effet à Moscou, quelque langage qu'elle empruntât pour se manifester. C'est ainsi que je succombai de nouveau à la vieille tentation. De retour dans le Midi, avec ma sciatique et le reste, je mis de côté mon travail le plus important, repris mes liasses de notes et de journaux et me tournai à nouveau vers le journalisme politique. En un mois ou deux, calculai-je, j'allais trousser un pamphlet queje ferais parvenir à Souvarine ou au dirigeant, quel qu'il fût, de !'Opposition travaillant en Occident; puis je reviendrais à la besogne qui occupait, avant tout, ma pensée. Mais, tandis que ces deux tâches m'accaparaient, mon nerf sciatique enflammé ne me laissait pas de repos : il m'empêchait tout autant de m'étendre que de me tenir debout. Je ne me sentais bien qu'assis sur une chaise et installé ou non devant ma machine à écrire. A ce moment critique de mon existence, ce que je n~arrivais pas à faire, c'était à payer mes factures. Nous avions déménagé, Eliena et moi, et occupions maintenant, pour un prix dérisoire,. une seule pièce dans une vieille maison délabrée baptisée « Aigue-Marine», qui tournait le dos à la mer. Malgré cela, nous étions absolument à bout de ressources. Eliena s'offrit à aller à Paris pour y chercher un emploi et je trouvai que c'était là une idée magnifique. Je ne m'étais jamais senti poussé par la conviction - devenue hantise chez certains hommes - qu'il m'appartenait de gagner le pain de la famille. Et, ma foi, je m'étais souvent dit qu'il serait fort sensé de trouver une épouse qui p!1t subvenir à mes besoins, me permettant ainsi d'écrire sans autre motif que le plaisir de le faire. Mais des raisons profondes s'y étaient toujours opposées. Maintenant, enfin, je touchais au but Biblioteca Gino Bianco 79 - en admettant qu'Eliena trouve un emploi. Après l'achat de son billet pour Paris, il nous restait tout juste vingt-cinq dollars. Elle prit le train le 18 décembre et me télégraphia, la veille de Noël, qu'elle avait trouvé une place de secrétaire à l'ambassade de Russie. Au jour de l' An, elle m'envoya, en guise de cadeau, l'équivalent de vingt-cinq dollars. Vers la même époque, un nouveau miracle se produisit : ma sciatique lâcha prise et il ne manqua plus à mon bonheur que la compagnie d'Eliena. Le 8 janvier 1925, j'allai la retrouver à Paris et nous emménageâmes rue de Vaugirard, dans un appartement où je trouvais de la chaleur et une fenêtre bien exposée pour travailler. Ce fut là qu'avec l'aide active - et critique - de Souvarine et de Rosmer, je terminai mon «pamphlet» dont la forme définitive fut un petit livre intitulé Since Lenin died ( traduction française : Depuis la mort de Lénine). Il divulguait de façon détaillée - avec faits et citations irréfutables à l'appui - comment avait été ourdie, à partir de falsifications et de calomnies, la conspiration grâce à laquelle la «troïka » avait évincé Trotski et ruiné son autorité. En outre, ma brochure révélait au monde l' existence du document appelé « testament de Lénine ». Je rapportais ensuite les phrases de ce texte dont Trotski m'avait fait part confidentiellement. Je ne pouvais évidemment pas indiquer ma source, cependant mes renseignements étaient trop précis pour ne pas être authentiques. Au surplus, comme j'étais l'ami de Trotski - mon livre Portrait of a Youth (traduction française: La Jeunesse de Trotsky) avait déjà été publié, - le public était fortement prévenu en ma faveur. Since Lenin died ne pouvait manquer de faire sensation. J'étais intimement convaincu de tout cela, mais, bien que Trotski lui-même eût souscrit au projet, je ne me sentais,pas encore libre de publier sans être sûr que, dans les circonstances présentes, la chose~rait utile à !'Opposition. Souvarine pensait que non et était contre la publication immédiate, mais Rosmer exprima un avis opposé. Il m'était évidemment impossible de consulter Trotski, mais son ami le plus proche en même temps que son collègue politique, Christian Racovski, se trouvait à Paris comme ambassadeur soviétique. Je lui adressai mon manuscrit en m'engageant à le faire paraître ou non suivant ce qu'il déciderait. Le texte, après avoir été lu par Racovski et par sa femme, me fut retourné avec leur approbation enthousiaste. . . . . . . . . . . . . . . . . . Mon petit livre : Since Lenin died fut publié à Londres, le 10 mai 1925, par la Labour Publishing Company. Il parut ensuite en Amérique par les soins de l'éditeur Horace Liveright; le New York Times en rendit compte en première page de son supplément littéraire : ce fut la seule fois qu'un tel honneur m,échut. L'été suivant, Gallimard en

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