L. EMBRY transmissibles. Il s'ensuit que la peur, la colère et la fureur fournissent les .toniques du clavier psychologique, que l'homme leur ajoute l'indignation, la haine et la cruauté, que la réunion en troupe ou en troupeau, l'éloquence excitante, les formules stéréotypées, les cris, les clameurs, les gestes rituels conçus comme des feintes ou des prodromes de l'action, forment la trame d'un scénario belliqueux, d'une malédiction ou d'un engagement. Entre les cérémonies de chasse ou de guerre d'une tribu sauvage et les meetings colossaux que nous avons vu se multiplier à notre éfoque, de Nuremberg à Moscou et à Pékin, il n est pas de différence fondamentale ; les buts et les ressorts principaux sont les mêmes, ce qui est très lucidement expliqué dans Mein Kampf. Comme en bien d'autres domaines, les mutations les plus remarquables furent provoquées par des innovations mécaniques. La première fut évidemment l'apparition de la presse à imprimer, dont résulta la propagande écrite destinée à des lecteurs relativements instruits qu'on allait chercher jusque dans leur chambre, et qui pouvait recourir au silence de la clandestinité. Alors naquit la corporation des libellistes, pamphlétaires, écrivains à gages dont procède directement celledes publicistes modernes. Quelques-uns de ces spécialistes ont mérité de prendre rang dans la haute littérature, étant bien entendu que leur talent propre, qui révélait entre autres choses la puissance meurtrière du trait comique, n'était aucunement incompatible avec la perfidie, la mauvaise foi, la subordination de la vérité à l'effet pratique, la violence et la ruse qui entraînent ou égarent l'opinion du lecteur. La crise religieuse du xv1e siècle, les révolutions 4' Angleterre, de Hollande et de France ont surabondamment montré comment les discordes civiles font pulluler les folliculaires dont les uns défendent sincèrement des idées, dont les autres, plus nombreux, sont des spadassins de l'écritoire ou des aventuriers véreux. On vit ainsi ériger en idole le principe de la liberté d'opinion, mais aussi se répandre des corruptions et des fraudes dont Balzac a donné, dans l'un de ses romans prophétiques, une peinture d'une force incomparable. Sans être radicalement transformée, la situation devint bien plus complexe lorsque les presses modernes permirent de déverser chaque jour sur le public des Niagaras de papier imprimé, puis lorsque triomphèrent les plus merveilleuses, les plus redoutables machines de notre monde mdustriel, radio et télévision. En apparence ne fait que s'achever une évolution des plus rapides, car la feuille qui naguère ne sollicitait que l'attention des élites, ou du moins des minorités, prétend s'imposer aujourd'hui à la masse entière des hommes, pourvu qu'ils aient fait les premiers pas hors de la totale ignorance, la radio ne posant meme plus .Pareille condition. Il s'ensuit qu'en une production gigantesque tout ce qui pourrait ressortir à l'anciennerhétorique st progressiveBiblioteca Gino Bianco s ment dévalorisé, le rôle décisif passant à la commotion physique, à l'image et à l'effet sonore. L'énorme extension de l'industrie journalistique a supposé celle de l'éducation primaire, mais ce n'est plus nécessaire aujourd'hui, puisque la presse devient orale et cinématographique. Théoriquement, il n'est personne sur toute la surface de la terre qui ne puisse être atteint et influencé ; nous allons à grands pas vers cette limite sans pouvoir oublier que la quête de la quantité implique la dégradation corrélative de la qualité intellectuelle, le primat de la sensation pure et de l'émotion violente. Il convient cependant de préciser que si l'on a l'ambition de s'adresser aux foules et même à l'ensemble de l'humanité, ce n'est encore en bien des cas que par métaphore ou généralisation. Tant que le destinataire du message conserve la possibilité matérielle de le lire, de l'entendre ou de le voir chez lui, il n'est pas à proprement parler - même si des millions d'hommes sont en train de faire comme lui - immergé dans la vie collective au point d'en ressentir tous les effets physiques, toute la puissance enivrante. Il faudra tenir compte de cette ultime résistance de l'individu et sans doute trouver le moyen de la supprimer; c'est déjà chose faite dans certaines sociétés. * .,,. .,,. CES CONDITIONS GÉNÉRALES étant ainsi rappelées, il devient possible de jeter un coup d'œil sur les grandeurs et les misères de l'opinion publique, selon qu'elle s'exerce en des régimes libéraux ou bien sous une autorité dictatoriale. En notre Occident, et naturellement aussi en Amérique, le dogme qui fait de la liberté de la presse le symbole même de la liberté politique est un produit logique de la philosophie des Lumières; si c'est la raison qui doit gouverner, si la raison est départie virtuellement à tous les citoyens, plus effectivement à ceux qui sont « éclairés », c'est un crime du despotisme que l'intervention contre elle d'une censure étroite, aveugle et partiale. Qu'il se présente sous la forme d'un gros volume, d'un périodique ou d'un léger pamphlet, l'écrit institue chaque lecteur en tant que juge des affaires publiques et les discussions qui en peuvent naître sont plus ou moins à l'image de celles qui se déroulent dans les parlements ou même dans les conseils des princes. Ce rationalisme naïf survécut aux tempêtes qui agitèrent la fin du xv111e siècle et parut même plus sacré encore lorsque la contre-révolution voulut instituer un despotisme paternel dont la mission serait de veiller sur l'ordre moral. Pour nous en tenir à l'exemple de la France, la presse des Bertin représente à merveille, et jusque dans le titre de son principal organe, le Journal des Débats, la prétention de modeler l'écrit politique sur un discours sage et docte, chargé d'ouvrir en quelque sorte une discussion loyale et mettant la pensée des meilleurs à la disposition de tout lecteur capable de la comprendre,
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==