L'OPINION PUBLIQUE ET L'ART DE S'EN SERVIR fr par Léon E1n~ry L'OPINION est un jugement sommaire, improvisé, arbitraire, dont personne, à commencer par celui ·qui l'émet, ne peut connaître la raison ou les raisons. Néanmoins, il a le plus souvent une force notable dès qu'on en fait un critère de sa dignité et qu'on se sent engagé à le défendre. En ce sens, l'opinion est cause de disputes sans fin ; elle engendre la passion et se soutient par elle. Dans ces conditions, on s'explique l'habituel verdict des moralistes, qui font de l'opinion un élément versatile par excellence, un principe de confusion, une sorte de flot ou de vague que brassent tous les vents. Mais parler ainsi, c'est voir les choses d'une manière plutôt superficielle, c'est mettre en relief les manifestations individuelles du phéno111ène t sous-estimer ce qui importe le plus, c'est-à-dire sa signification collective ou sociologique. D'abord, il est bien évident que l'opinion est vivante parce qu'elle se communique et s'avère aisément contagieuse, même en dehors de toute justification positive ou logique. Elle acquiert ainsi la singulière autorité des on-dit portés par des courants dont nul ne saurait discerner l'origine; elle devient la rumeur, cette Rumeur que Shakespeare n'oublie pas de mettre en scène dans l'un de ses drames historiques pour en personnifier admîrablement la puissance. De la masse des opinions particulières et du fait même qu'elles s'entrechoquent constamment résulte _un amalgame qui tend à s'ordonner et _à se déverser dans une direction unique. Ce n'est pas. tout : les opinions, l'opinion collective qui en naît, sont chaque jour suscitées par l'événement et appartiennent au présent, mais elles s'organisent aussi dans le courant du temps, se nourrissent de souvenirs, de traditions plus ou moins légendaires, d'anticipations plus ou mo·ins chimériques. L'effet cumulatif ne cesse de croître au point que la personnalité tout entière s'engage en la plus aveugle des opinions et lui confère ce qu'on appelle à juste titre l'opiniâtreté, donc la persistance et la fausse évidence. Biblioteca Gino Bianco ... , La conscience humaine en est tellement imprégnée que Platon lui-même reconnaît la valeur de ce qu'il ne craint pas de nommer l'opinion vraie, bilan d'une expérience commune prolongée pendant nombre de générations et traduite en des conclusions intuitives. De nos jours, Jung a mis en pleine lumière l'intervention, souvent décisive et parfois déroutante, du subconscient collectif qui diffère peu de l'opinion vraie admise par Platon en tant que mode inférieur, mais utile • pourtant, de la connaissance, et qui nous parle en des représentations symboliques, en des archétypes à quoi se rapportent nos pensées les plus dynamiques. Cela posé, comment douter que l'opinion publique ou collective, partiellement héréditaire, soit un de ces fleuves obscurs qui parcourent le corps social et dans une certaine mesure commandent ses réactions, ses impulsions, ses rythmes existentiels ? Si la politique implique une sociologie, une analyse des causes et des ressorts, il paraît donc très nécessaire d'étudier l'opinion, d'en mesurer la force et l'orientation, puis surtout d'apprendre à la diriger, à la manœuvrer, ·tout en ·se flattant de l'éclairer; il y a là tout un art qui peut aller de l'habileté légitime à la tromperie la plus cynique et dont on s'efforce de plus en plus de faire sinon une ·science, du moins une technique mettant en œuvre, selon des méthodes très élaborées, des instruments de plus· en plus puissants. Cela d'autant mieux qu'on prétend mobiliser les masses. , L'ART de manier les foules est aussi ancien que la société elle-même; toujours on en connut les recettes .principales qui ont pour but de faire vibrer les cordes dont monte le chant rauque et terrible des passions les ,Plus élémentaires, les plus proches de l'animalite, qui sont en même temps les plus communicables, les plus aisémen~
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