Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

L'OBSERVATOIRE DES DEUX MONDES d'autres circonstances : « Il y a eu beaucoup de martyrs par stupidité. » Le bouddhisme authentique enseigne qu'un Bouddha (un sage) apparaît de temps à autre en ce bas monde pour prêcher sa doctrine, laquelle se corrompt et se perd à la longue en attendant qu'un nouveau Bouddha apparaisse et la restaure. Cela se vérifie actuellement d'une manière étonnante, illustrée par le bouddhisme avarié en question. L'absence prolongée du successeur de Gautama se fait cruellement sentir, et pas seulement au Vietnam, car la France et l'Italie ne sont pas moins infectées d'une grande variété de bouddhismes de même farine. Boukharine L'agence France-Presse, qui d'habitude ne brille pas par le sérieux et la compétence, a_fait savoir le 1er mars que L' A.B.C. du communisme, œuvre commune de N. Boukharine et E. Préobrajenski, «serait actuellement ~n ~ou~sde réimpression » à Moscou, selon une mdicat1on «de source sérieuse». L'agence a soin d'omettre le nom de Préobrajenski, attribuant ce livre au seul Boukharine. L'A.B.C. du communisme date de 1920, époque des illusions i11imitées,des convictions sincères et des certitudes utopiques qui ~aient alo~s le parti de Lénine. On le tradwsit en plusieurs langues et le tirage fut énorme. Boukhar~e e~ avait rédigé la «partie théorique», PréobraJenski les prévisions de mise en pratique. Une réédition à l'heure actuelle serait un bon tour joué au parti omniscient pour déconsidérer son omniscience : on demande à le voir avant d'y croire. Il est vrai, dira-t-on, que «le Parti» par excellence, le parti unique au monde, ne craint pas de rééditer L'Etat et la Révolution de Lénine, où sont formulés les principes que l'Etat sovi~ti9ue piétine depuis sa fondation et d?nt le regime soviétique a réalisé l'antithèse_.Mais personne ~e lit plus cet opuscule subversif, sauf de mauvais esprits en petit nombre, qui gardent po~r eux leurs réflexions sur ce texte sacré. Tandis que L'A.B.C. du communisme réapparaissant en librai~ie risquerait de susciter des ricane~ents s!~catifs et de longue durée, aux frais de 1 oligarchie rép:,ante. La « commission idéologique » pousserait-elle à ce point l'inconscience ? « Ces gens-là sont capables de _tout.»,pense~t les sujets soviétiques en leur for mtérieur, et ils le chuchotent en famille. D'où, peut-être, les rumeurs de ce genre qui se r~pand~nt, et il arrive qu'un plaisantin mette en c1!culat1onun b<:>bard qui devient réalité, au mépris de toute vnusemtilance. Tout de même, L'~.B.C. du communisme en 1965 non en chinois mais en russe, la gageure passerait toute mesure alors que le vent d'Est souffleplutôt à la prudence. Biblioteca Gino Bianco 61 Rappelons qu'après la disgrâce de Préobrajenski, les Editions d'Etat ont eu le front de réimprimer L'A.B.C. en supprimant le nom du coéquipier de Boukharine et la partie qu'il avait écrite (il en existe même une édition française, témoignage de servilité entre tant d'autres). Boukharine trouvait cela tout naturel. N'avait-il pas écrit, tandis que le malheureux Préobrajenski prenait le chemin de malheurs sans nom pour finir dans les tortures et périr dans les ténèbres tchékis~es: «Ch~z no~~ aussi, d'autres partis peuvent exister. Mais voici le principe fondamental qui nous distingue de l'Occident. La seule situation imaginable est la suivante : un parti règne, tous les autres sont en prison» (Troud, 13 novembre 1927)... Il oubliait autre chose «qui nous distingue de l'Occident», à savoir !'habeascorpus en Angleterre, les garanties légales de sécurité et de justice en France, aux Etats-Unis, dans tous les pays civilisés, sous tous les régimes relativement démocratiques, les droits de l'accusé et les droits de la défense inscrits dans les Codes et respectés dans les faits, les traitements décents réservés aux innocents et aux coupables. Staline n'allait pas tarder à lui rabattre le caquet en le plongeant, à son tour, dans les horreurs indicibles où Préobrajenski l'avait précédé, où la droite et la gauche confondues dans les mêmes tourments physiques et les mêmes souffrances morales se réconciliaient malgré elles dans la déchéance et dans la mort. En octobre 1962, déjà, des «rumeurs» colportées par des communistes yougoslavesannonçaient la «réhabilitation» de Boukharine et d'autres victimes du stalinisme, «selon des sources généralement bien informées » (sic). Beaucoup de commérages de cette sorte viennent de Belgrade, quand ce n'est pas de Varsovie. Mais pourquoi la dépêche de l'agence Reuter, citant le journal Politika de Belgrade, était-elle datée de Moscou, 18 octobre ? Dès le lendemain, le Monde (20 octobre) amplifiait lesdit~s « rume~rs _». sous l_etitre définitif : «Boukharme, le theoric1en qw a eu raison trop tôt». Et le surlendemain, le même journal renchérissait en assurant que « de nombreuses informations recueillies à bonne source permettent de tenir pour acquise la révision du procès de Boukharine». Plus de deux ans ont passé, mais rien n'indique la véracité de ces « rumeurs », nonobstant les sources « généralement bien informées ». A~ contraire, tous les ouvrages de références qw arrivent de Moscou confirment jusqu'à présent l'infortune de Boukharine comme celle de tous les ex-opposants de ~oite et de gauc~e envoy~s au supplice par Staline. On chercherait en vain leurs noms dans les encyclopédies récentes : après avoir été rayés du nombre des vivants, ils sont rayés du nombre des morts. Dans les index biographiques ajoutés aux a:uvres de Lénine, où les personnes citées par le maître ont chacune leur notice, Boukharine apparaît en ennemi invétéré de Lénine depuis le com-

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==