Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

QUELQUES LIVRES à genoux, boire à la santé de leur souverain, l'appelant David, l'Oint du Seigneur 6 ? Cet orientalisme apparent était le résultat d'une évolution normale de la royauté dans un pays où la séparation avec Rome avait amené, par voie de conséquence, la sacralisation du monarque. Quand, à son tour, Louis XIV affirmera l'idée de la monarchie de droit divin, on verra le gallicanisme se préciser. Peut-être même ce roi s'est-il montré plus «oriental » qu'Henri VIII : en faisant légitimer ses enfants issus d'un double adultère, n'introduisait-il pas en France la polygamie? Ces aspects d'un orientalisme «d'apparence» n'ont pas échappé à certains contemporains et Montesquieu n'a pas hésité, dans ses Lettres persanes, à comparer la France à un empire asiatique. Notre parlementaire bordelais fut toutefois le premier, dans les Considérations, à opposer à l'union véritable, «union d'harmonie qui fait que toutes les parties quelqu' opposées qu'elles nous paraissent concourent au bien général de la société comme les dissonances dans la musique concourent à l'accord total», celle que réalise « l'accord du despotismeasiatique, c'est-à-dire de tout gouvernement qui n'est pas modéré», rassemblant les diverses catégories sociales « comme des corps morts ensevelis les uns auprès des autres ». Au fond, reprenant Montesquieu, on peut constater que la grande différence n'est pas dans la superstructure de l'Etat, mais dans l'infrastructure, aussi essentielle dans les institutions que dans l'économie. La superstructure plus ou moins orientalisée de la monarchie absolue peut faire illusion à tel Encyclopédiste et l'amener à louer le « despotisme éclairé» de Catherine II. Néanmoins, l'opposition était beaucoup moins dans l'allure du souverain que dans la situation de ses sujets. De ces sujets, nous dirons qu'ils étaient immédiatisés en Orient, médiatisés en Occident par les corps collectifs dont nous avons retenu seulement les entraves qu'ils faisaient peser sur les individus. Cette opposition fondamentale était justifiée au XVIIIe siècle, mais ne subsiste plus aujourd'hui, la liberté individuelle ayant remplacé chez nous les libertés collectives. « La république moderne n'admet que deux réalités : le citoyen individu, le corps national. Entre ces deux réalités il n'y a que des articulations pratiques et aucun existant juridique. Le corpuscule et la masse. La centralisation est donc bien un complément naturel de l'individualisme absolu 7 • » AINSI ce livre donne-t-il ample matière à réflexion. Certes, nous nous somm&scontenté d'y relever des exemples dans le monde qui nous est 6. W. H. Greenleaf : u The Divine Right of Kings », in Hi1tory Today, septembre 1964. 7. Robert Lafont. : ?a France r4vol~tionn~ire ali4n~epar 1, centralinne autoritaire. BoMes feuilles m Bulletin du C.O.B.A., n° 3-4, Montpellier, octobre 1964. Biblioteca Gino Biancd 51 le mieux connu. On sait la place que l'ExtrêmeOrient tient dans les analyses de K. Wittfogel. Prenons le cas du Japon. L'auteur rappelle opportunément que la civilisation nippone a bien des traits communs avec celle de la Chine. L'influence de cette dernière y a longtemps été si considérable que saint François Xavier s'est entendu dire par des Japonais que « si le christianisme était vrai, les Chinois l'auraient su et le leur auraient transmis 8 ». Wittfogel n'en classe pas moins l'Empire du Soleil-Levant dans la zone sub-marginale du despotisme oriental. On peut disputer du caractère absolu de son affimnation : « La société japonaise ne fut jamais hydraulique » (p. 278). Voici un témoignage personnel. Nous sommes au théâtre de marionnettes 9 • L'action se passe en 1750, sous le shogunat des Tokugawa qui désire affaiblir la puissance d'un « clan », véritable principauté groupant 329 villages. Le pouvoir central lui impose la construction d'énormes digues contre les inondations. Malgré des difficultés de toutes sortes, ces travaux surhumains sont néanmoins réalisés, mais le chef du clan se suicide, estimant que leur achèvement avait entraîné un trop grand sacrifice pour ses subordonnés. L'intrigue, passablement compliquée dans les • détails, est instructive. Elle montre que, comme l'a noté Wittfogel, l'économie hydraulique réclame une direction politique autoritaire, ici le shogunat, mais en l'occurrence il s'agit moins de despotisme que d'un absolutisme d'origine féodale qui s'exerce à travers un médiateur. Ce dernier reconnaît bien avoir une responsabilité individuelle et son hara-kiri est le geste suprême de protestation d'un Japonais conscient de ses devoirs et de ses obligations, mais aussi des limites qu'il ne peut transgresser. Dans les exemples variés qu'il utilise, K. Wittfogel fait montre de la sûreté d'un historien de métier. C'est pourquoi l'étude comparative est ce qu'il y a de plus riche dans son livre, encore que la présentation des cas historiques puisse rebuter certains lecteurs. L'auteur expose sa thèse, donne une analyse exemplaire, puis tire la conclusion. Chaque cas est une pièce de la démonstration du thème général. Ce procédé de logique philosophique n'est utilisé qu'accessoirement par les historiens ; comme ici il est généralisé, tout artifice littéraire se trouve exclu. Philosophe et logicien, K. Wittfogel se souvient également de son passé communiste et se lance dans une polémique qui, depuis 1931, lui tient à cœur ; d'où son chal'itre : « Succès et déclin de la théorie du mode asiatique de production ». En conclusion, il pense que les maîtres de la Russie soviétique ont, dans un monde industrialisé, perpétué l'une des institutions-clés de la société agrodirectoriale : la position de monopole de sa 8. A. Bcllessort : L' Ap8tre des Indes et du Japon, saint François Xavi,r. Paris 1914. 9. Bunraku Puppet Show (Horeki Chisui Banashi), Osaka, avril 1964.

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