Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

Pages oubliées L'ASSOCIATION INTERNATIONALE .DES TRAVAILLÈURS Il fallait s'attendre à une nouvelle imposture des épigones de Staline à l'occasion du centenaire de l'Association Internationale des Travailleurs. Cela n'a pas manqué. Rien ne doit étonner de la part des gens qui ont le front de se réclamer non seulement de Karl Marx, dont ils souillent la mémoire, mais ici de Jeanne d'Arc et là-bas de Confucius, alors que leur parenté mentale les relie manifestement au fascisme, au nazisme et au stalinisme. Il y a donc eu l'inévitable article de la Pravda, tissé de phrases creuses et absolument dépourvu d'intérêt, dont les quelques lignes citées par les agences ne donnent aucune envie de lire le reste (journaux du 30 août dernier). Le seul fait d'invoquer Marx et Engels comme «fondateurs de la 1re Internationale» suffit à révéler l'inspiration foncièrement mensongère de cette prose, comme de tout ce qui coule de la même source non potable. Il y a eu aussi à Berlin, sous la botte soviétique, fin septembre, un colloque pseudo-« scientifique » où les serviteurs de la dictature sur le prolétariat ont délayé leurs poncifs et lieux communs habituels, non moins illisibles que leur presse. Il ne saurait être question de discuter, voire seulement d'examiner des choses aussi basses et méprisables, qu'il ne faut pas confondre avec les illusions et les utopies dont se berçait l'Internationale communiste fondée par Lénine, mais déshonorée par Staline avant de finir dans la honte. Lénine et ses disciples croyaient naïvement que leur Internationale était «l'héritière de la Première », sans y regarder de trop près ni même prendre garde au sens réel des mots. On ne tarda pas à déchanter, du moins les hommes qui avaient une tête pour penser et une conscience dans leur tête. Il fut bientôt évident que la Troisième Internationale ne tenait aucun compte des expériences de la Première et que, sous prétexte d'éviter les erreurs de la Deuxième, elle se faisait l'instrument servile d'un Etat plus qu'aucun autre oppresseur des classes laborieuses. Avec un peu de recul, il devint clair que les trois Internationales étaient en réalité inviables pour peu qu'elles voulussent passer de la théorie à la pratique, convertir leur idéologie en action collective. La vérité sur l'Association Internationale des Travailleurs se laisse aisément c0nnaître, en marge de la propagande des uns et du pédantisme des autres. Pour le prouver, on reproduit ci-après l'article bien oublié que lui consacrait, en 1876, le Grand Dictionnaire Universel du XIXe Siècle de Pierre Larousse, un an après la mort du fondateur et directeur de ce remarquable répertoire des connaissances humaines de l'époque. Nul doute que Pierre Larousse lui-même n'ait veillé à la rédaction de ce texte, préparé bien avant la sortie du dernier volume. On verra qu'il n'y est nullement question de Marx, sauf tout à la fin dans l'allusion aux querelles qui devaient effectivement « amener la ruine de l'Association ». Certes, le ou les rédacteurs de cet aperçu historique (Pierre Larousse faisait souvent traiter un même sujet par plusieurs auteurs, corrigeant et complétant l'un par les autres) n'avait ou n'avaient pas eu connaissance de ·B~bliotecGa ino Bianco la correspondance Marx-Engels qui révèle ce qui se passa dans la coulisse. Mais l'histoire de l'Association et la vie intellectuelle du Conseil général sont bien distinctes .. On sait par les lettres de Marx comment il fut invité au meeting de Saint Martin's Hall, puis amené à rédiger les statuts de l'Association et leur préambule (l'Adresse inaugurale) de façon à les faire admettre par des représentants de tendances très disparates. Ces lettres font justice des versions et interprétations fausses, partiales ou diffamatoires qui alimentent les controverses sur cette matière. Marx n'avait pas de temps à perdre dans les parlotes ou les réunions publiques. Par exception, il s'est rendu à l'invitation des trade-unionistes au meeting du 28 septembre 1864 parce qu'il pressentait que l'affaire était sérieuse. Il fut désigné pour prendre part au Comité provisoire chargé de rédiger les statuts et la déclaration de principes. Il ne put assister aux premières réunions de ce Comité ni de sa sous-commission de rédaction (quatre, semble-t-il). Finalement, mis en présence d'un pauvre galimatias, il se chargea de refaire le tout d'une façon cohérente, acceptable par toutes les tendances. Rappelons qu'il n'y avait pour ainsi dire pas de «marxistes » alors dans cette association naissante, mais des chartistes, des owenites, des trade-unionistes, des proudhoniens, des blanquistes, des mazzinistes, des gens animés de bons sentiments et des meilleures intentions, mais peu aptes à exprimer des idées claires. Marx accomplit donc un «tour de force» (Engels dixit) en mettant tout le monde d'accord par la seule vertu de son savoir et de son talent. Il n'avait pas cherché à imposer ses vues, se bornant à traduire ce qui était commun aux tendances disparates. Par la suite, tout en respectant ce qu'il appelait le «mouvement réel », il prit au Conseil général un ascendant considérable uniquement dû à ses capacités intellectuelles et à son dévouement à la cause. Comparer son rôle personnel à celui du parti de Lénine, puis de Staline, · en notre.temps, est une absurdité, car Marx ne disposait ni d'un parti, ni d'un Etat, ni d'aucune organisation, ni de la moindre presse, et il n'avait pas le sou, il travaillait à son Capi.tal dont il ne pouvait tirer aucun profit matériel. Comme tous les hommes de caractère, il s'est vu reprocher son« mauvais caractère». Que nous importe ? Imbu de sa supériorité, certes, mais dirait-on pas que Bakounine était un petit saint? Les déchirements de l'Association appartiennent à l'histoire, non à l'actualité, et il reste que la fondation fut l'œuvre d'ouvriers français et britanniques. Le Monde a donc menti en imprimant le sous-titre gras : «Sous la présidence de Karl Marx », pour complaire aux communistes (24 septembre 1964), dissuadant ainsi de lire sa prose. Et d'autres calomnient la classe ouvrière en imputant à ses délégués des mobiles exclusivement égoïstes et matériels alors que le sort de la Pologne était une de leurs préoccupations dominantes. De toute façon, les passions politiques, d'où qu'elles vinssent, condamnaient l'Internationale à une brève existence.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==