Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

38 graphiques du rapport entre les modes de pensée et les modes de comportement culturel et politique. Il est particulièrement sévère pour l' « entendement» de la philosophie française des Lumières. La logique de cette dernière conduit à une idée de la liberté conçue comme « simple, homogène et uniforme», comme une force qui « efface et annule toutes les classes et les rangs sociaux qui sont les facteurs spirituels composant le Tout différencié ». Dans le Précis de l' Encyclopédie des sciencesphilosophiques, il est encore plus explicite : « La nécessité d'entendre la Logique dans un sens plus large qu'en tant que science des formes de la pensée se trouve renforcée par les exigences de la religion et de la politique, du droit et de la moralité. » Ce n'est pas le Verstand ( entendement) analytique mais la Vernunft (raison) synthétique qui constitue l'instrument adéquat pour atteindre à la vérité concrète, particulièrement dans le domaine de l'esprit ou « Esprit objectif», lequel est proche de la conception de la Culture chère aux anthropologues contemporains. L'entendement analytique, qui fait appel à des abstractions et des universaux, hors du temps et du processus historique, a conduit la France à la Terreur et aux convulsions sociales. Etant donné que ses idéaux ne peuvent jamais être réalisés, les poursuivre équivaut à se vouer à la révolution continuelle, aux épurations, etc. La logique de l'entendement analytique a poussé Napoléon à imposer des Constitutions << rationnelles » à des nations qui n'étaient pas historiquement préparées à les recevoir. Non pas que Hegel soit hostile aux Constitutions : il s'oppose seulement à ce qu'on les élabore à partir des principes premiers, des règles de la raison, des droits éternels. Une Constitution doit être l' « œuvre des siècles », une lente croissance conforme au génie d'un peuple et à la Substance « divine » de l'histoire. Les seules bonnes révolutions sont celles qui sont mortes, ainsi que ces volcans éteints dont les laves refroidies peuvent, à la longue, engendrer un sol fertile. LA LOGIQUE du Begriff, de !'Universel concret, qui est au centre de la métaphysique et de la logique de Hegel, convient à merveille pour abattre les prétentions impatientes de l'entendement. Elle reprend et réinterprète dans un sens « supérieur » les principes de « liberté » et de « raison » au nom desquels les extrémistes tentent de transformer la société. Elle substitue la confiance en une évolution graduelle des processus de croissance historique au zèle didactique et révolutionnaire qui incite à refaire le monde à partir de zéro. La logique de !'Universel concret est la logique de la totalité en tant que système et non la logique des classifications et des groupements. Elle met en évidence l'interdépendance, la différenciation, l'organisation hiérarchique des éléments. Elle permet le changement, mais un -changement ordonné et méthodique, soumis à BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES une téléologie immanente dont les fins sont discernées par de sages dirigeants qui prennent conseil auprès de bureaucrates de métier. Elle reconnaît l'égalité - non pas d'identité, de puissance ou de fonction, mais de participation à la vie sociale, une égalité d'obligation envers son état et ses devoirs. L'Universel concret est un système qui, quoique en dehors du temps, embrasse le temps. En conséquence, l'histoire bien comprise n'est pas simplement la somme de l'oppression, de l'ignorance et des effusions de sang - ce qu'elle est seulement lorsque l'entendement porte la hache de sa « raison » dans les institutions sociales,- mais la somme d'une sagesse qui mûrit. Elle reconnaît le besoin de l'homme, mais le distingue du désir ; elle reconnaît la véritable utilité, mais elle la conçoit comme autre chose que le plaisir individuel; elle reconnaît l'expérience, mais à condition de considérer l'histoire elle-même comme le résultat cumulatif des expériences de l'espèce et non pas comme l'expérience arrangée et concertée ·ainsi qu'on la pratique au laboratoire. Le système organique est le modèle de l'U niversel concret. Tout ce qui s'oppose aux principes organiques, par exemple les abstractions utilisées par les Français pour réformer la vie politique, « menace de mort tout concept rationnel, toute organisation, toute vie, aussi bien dans la science que dans la politique ». Strictement parlant, la logique de !'Universel concret n'implique pas les traits spécifiques de la société autoritaire corporative que Hegel opposait à la fois aux républicains extrémistes et aux réactionnaires ennemis de tout changement social ou politique ; mais elle se prête plus aisément aux desseins de ceux qui souhaitent ralentir plutôt qu'accélérer l'allure du changement. En prétendant trouver à la fois la nécessité et la raison dans l'histoire telle qu'elle est donnée, elle encourage le préjugé naturel en faveur de l'ordre existant parmi ceux qui en sont les bénéficiaires, en même temps qu'elle émousse les griefs des mécontents. Elle renforce les réflexes de conservatisme, de méfiance envers les plans de réforme émanant de ceux qui ne détiennent pas l'autorité, de répulsion pour l'idée même de révolution. Cette attitude se manifeste dans presque tous les écrits de Hegel se rapportant à la question. Certes, il déplore d'avoir été mal compris par ceux pour qui il identifie l' « existant » au « réel » et au « rationnel ». Mais nulle part il ne nous dit à quel moment l' « existant » devient irrationnel. Son jugement est toujours ex post facto. Comme ceux qui invoquent la Volonté et la Sagesse divines dans l'histoire, l'équivalent exact de la List der Vernunf t [ ruse de la Raison], il est toujours sage après l'événement. Jusque-là, il est du côté des « pouvoirs établis », .ou encore du côté de ce qui est si manifestement en gestation que l'avenir est facile à déchiffrer. C'est la logique du conservatisme non héroïque, dont la première réaction à des propositions de réformes est de dire : « pas encore» ou : « chaque chose en son

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