Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

32 · LES PÉNURIESalimentaires ont parfois causé des troubles graves. Novotcherkassk, capitale des Cosaques du Don et ville particulièrement agréable, située dans un cadre vallonné et verdoyant, a été le théâtre de grandes manifestations et d'émeutes au cours de l'été de 1962 2 • La police et l'armée durent employer la force pour maîtriser les mécontents et la ville fut interdite aux visiteurs. Des manifestations semblables ont eu lieu plus récemment à Krasnodar : la crainte d'une grave pénurie d'aliments a provoqué une panique générale pendant l'automne de 1963. Les gens se sont précipités sur toutes les denrées alimentaires disponibles afin de constituer des réserves. Malgré tout, la pénurie persistante de certains aliments essentiels me semblait assez mystérieuse en raison de ce que j'avais pu voir dans les campagnes. Par exemple, me rendant en automobile de Rostov aux mines de charbon du Donbass, distant d'environ 100 kilomètres, j'ai longé des terres prodigieusement fertiles : champs bien cultivés et vergers modèles s'étendant à perte de vue. Les machines agricoles modernes étaient employées de façon intensive. « Nous devrions avoir suffisamment à manger ici, même quand la récolte n'est pas très bonne », me dit un habitant de Rostov. Quand je lui demandai où les denrées alimentaires étaient envoyées, il me répondit amèrement : « Le gouvernement les envoie en Egypte, en Algérie et dans les autres pays afro-asiatiques.» L'intérêt de cette explication réside moins dans son exactitude que dans le fait qu'elle traduit le sentiment de la population, tout au moins d'une partie de celle-ci. J'ai reçu la même réponse d'un assez grand nombre de gens. Autre explication très répandue : les aliments manquent parce que les cultivateurs refusent de travailler. « Ils ne veulent pas travailler à l' œil », me dit une ménagère courroucée dans une des queues que l'on voit partout. Néanmoins, il est évident qu'une bonne partie des denrées alimentaires produites en U.R.S.S. ne parvient jamais au réseau de distribution de l'Etat, ni même aux marchés libres kolkhoziens officiellement tolérés. Ces denrées sont souvent vendues directement à des amis ou troquées contre d'autres articles. En Géorgie, les gens se rendent à de grandes distances pour vendre en personne agrumes et produits maraîchers provenant de leur lopin individuel. Dans toutes les gares de chemin de fer ou d'autocars on remarque un grand nombre de paysans chargés de sacs pleins à craquer. « On dirait qu'ils vivent ici comme nous vivions pendant la guerre », me dit un membre d'une délégation tchécoslovaque descendue dans mon hôtel à. Volgograd. EN CEQUICONCERNlEes biens de consommation autres que les aliments, la situation semblait un 2. Cf. Albert Boitier : « When the Kettle Boils Over ... », in Problems of Communism, janv.-fév. 1964, pp. 36-37;. Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE peu meilleure qu'en 1961. Les marchandises à acheter semblaient plus nombreuses et de meilleure qualité, tout au moins dans les grandes villes; en province, les progrès étaient nettement moins évidents. L'aspect des gens dans la rue est plus terne que partout en Europe, mais ils sont néanmoins mieux vêtus qu'autrefois, si ce n'est plus élégamment, en particulier à Moscou, à Léningrad et à Kiev. La coupe des vêtements masculins et féminins s'améliore et devient plus moderne. Dans la capitale, le nouveau grand magasin Moskva est bien différent du Goum, dont la laideur est proverbiale : moderne et spacieux, avec de larges vitrines où les marchandises sont disposées avec goût et imagination, il offre un choix beaucoup plus varié, y compris certains articles d'habillement assez séduisants importés de Tchécoslovaquie et d'Allemagne de l'Est. Cependant, les prix restent très élevés, même pour les vêtements les plus simples : une combinaison de femme en rayonne, par exemple, ne coûte pas moins de 14 roubles. L'abondance relative des biens de consommation à Moscou offre un contraste marqué avec les pénuries graves qui existent toujours dans les villes de province. « Actuellement, impossible de trouver ici du fil électrique ou des ampoules, me disait un ami de Rostov. Si je veux me procurer ces articles, et bien d'autres que je pourrais citer, il me faut aller les acheter moi-même à Kiev ou à Moscou, ou demander à quelqu'un de le faire pour moi. » Un marché noir considérable existe pour satisfaire la demande en marchandises rares. Les prix sont en outre plus élevés dans les villes provinciales que dans les grandes cités. A BiélaïaTserkov, en 1961, j'ai vu, dans le seul magasin d'Etat de la ville, des vestons d'homme et des manteaux de femme à un prix de 20 à 30 % plus élevé qu'à Kiev. Lorsque j'en demandai la raison, on me répondit que dans les grands centres urbains, où la clientèle est plus à la page, les grands magasins vendent difficilement la camelote et sont obligés de solder pour liquider leurs stocks. A Volgograd,' un ami russe me demanda de lui vendre une paire de chaussettes en nylon, pour lesquelles il m'offrait 3 roubles. Je pensais qu'il en avait envie parce que les textiles synthétiques sont encore èxtrêmement rares en U.R.S.S. : « Non, me répondit-il, c'est tout simplement qu'il est impossible de trouver une paire de chaussettes en ville, pas même de coton ou de laine. » Mon ami, qui est dans l'enseignement, allait de temps à autre à Léningrad, où il a des parents, pour acheter les articles introuvables sur place, par exemple des pièces de rechange pour automobiles. Il revendait parfois une partie de ses achats à des amis, en prélevant un petit bénéfice qui complé!ait son modiqu_e salaire, à peine 90 roubles par mois. * ,,. ,,. CET AMI habite avec sa femme et ses deux enfants une maison qui lui appartient, dans un lotissement pri:vé des. faubourgs de Volgograd.

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