Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

• A. SYLVESTER A Odessa, dans un parc, j'engageai par hasard la conversation avec une étudiante. Je lui dis que je venais de visiter un « palais de la culture» modèle en banlieue : les kolkhoziens et leur famille pouvaient assister à des représentations théâtrales dans une grande salle comptant 800 sièges rembourrés, avec au plafond des lustres dorés. Des cornets à pistons, violons et autres instruments, y compris un nombre important de pianos, étaient à la disposition de ceux qui voulaient apprendre la musique. cc Nous n'avons rien de pareil, me répondit la jeune fille. Dans la ville d'où je viens [300 kilomètres à l'Est], c'est tout juste si nous avons une séance de cinéma par semaine, et il n'y a aucune autre distraction. » ARostov-sur-le-Don, une personne de rencontre me dit : « Je vais faire tout mon possible pour aller vivre à Moscou; je ne veux pas que mes enfants soient élevés ici. » Elle m'expliqua que là-bas ses enfants recevraient une meilleure instruction et qu'ils auraient beaucoup plus de chances d'embrasser une carrière satisfaisante. Or les écoles ne semblaient pas manquer à Rostov ni d'ailleurs dans aucune des villes de province que j'ai visitées. Notre guide de l'Intourist nous a précisé qu'il existait, à Rostov, 100 écoles secondaires, 42 écoles supérieures et instituts, une université, 22 instituts de recherche, 122 établissements médicaux, 4 théâtres et 42 cinémas (laville compte actuellement quelque 700.000 habitants). Toutefois, la qualité de l'enseignement est très supérieure dans la capitale et un diplôme de l'Université de Moscou jouit d'un prestige sans égal. Pour les gens comme mon ami de Rostov, la difficulté est d'obtenir la permission d'aller s'installer à Moscou. Cela dépend non seulement du genre de travail de l'intéressé, mais également de la possibilité qu'il a de trouver un logement sur place. En fait, l'autorisation n'est accordée que dans des cas exceptionnels. Pourtant, certains arrivent à se débrouiller. On m'a dit, par exemple, que des célibataires concluent un mariage temporaire avec une personne habitant déjà Moscou; lorsque le conjoint est bien établi dans la capitale, le couple obtient le divorce convenu d'avance. BIEN QUE la vie de Moscou ou de Léningrad soit terne par rapport à l'Europe occidentale, elle paraît gaie et attrayante aux habitants des villes de province. On y trouve les meilleurs théâtres et les meilleurs artistes. Dans le domaine culturel, ces deux grandes cités constituent une sorte de vitrine pour le monde extérieur et c'est surtout là que subsiste l'ancien héritage russe, ou ce qu'il en reste. Mais ce que les habitants des villes de province envient le plus à leurs concitoyens des villes principales, c'est que ces derniers sont beaucoup mieux lotis pour ce qui touche aux nécessités de l'existence. A Volgograd (ex-Stalingrad) par exemple, au grandmarchécouvert et moderne, il y avaitdes Biblioteca Gino Bianco 31 pommes de terre en vente le jour de ma visite; mais on me dit qu'on en avait manqué pendant un certain temps. Si maintenant on pouvait en trouver, leur prix de 35 kopeks le kilo était beaucoup trop élevé pour des gens tels que les retraités, qui doivent vivre avec une pension de 30 à 40 roubles par mois. Les autres légumes étaient également rares et on ne trouvait pratiquement pas de fruits, si ce n'est quelques oranges, petites et de qualité médiocre, vendues 40 kopeks la pièce. Les œufs se vendaient 12 kopeks pièce et des femmes, vêtues de tabliers d'une blancheur immaculée, offraient du lait à 40 kopeks le litre et du beurre à 3,60 roubles le kilo. Pour toute viande, quelques morceaux de porc de troisième choix à 1 ,80 rouble le kilo : « Cette viande provient d'animaux qui ont dû être abattus parce qu'il n'y avait pas de quoi les nourrir », lança quelqu'un dans la foule qui se pressait au comptoir de la boucherie. En ville, le même jour, j'ai vu de longues files de ménagères faisant la queue pour acheter du sucre. Dans l'une de ces files, j'ai compté près de 200 personnes. Le sucre se vendait 1,20 rouble le kilo 1, et l'on en donnait un seul kilo par personne. La situation du ravitaillement était plus ou moins semblable dans les autres villes de province que j'ai visitées, mais j'appris au cours de mes conversations que la pénurie avait été beaucoup plus grave dans certains secteurs. Des villes telles que Toula, villes qui, soit dit en passant, sont interdites aux visiteurs étrangers, avaient souffert cette année-là d'une quasi-famine au cours de laquelle les enfants avaient été particulièrement affectés par le manque de lait. Parfois, les défaillances du système de distribution provoquent des pénuries locales de denrées _alimentairesqui, normalement, ne sont pas rares. Ainsi, à Rostov, de nombreuses ménagères attendaient devant une poissonnerie à 7 heures du matin, sans qu'il y ait eu alors une pénurie générale de poisson. A ma grande surprise, on ne pouvait trouver à Sotchi aucun fruit, pas même des oranges, bien que la Géorgie voisine soit renommée pour ses vergers. L'hiver dernier semble avoir été le plus dur depuis cinquante ans et avoir causé de grands dommages aux récoltes. Les conditions climatiques défavorables ont manifestement contribué aux récentes pénuries alimentaires, mais, comme l'ont reconnu les dirigeants eux-mêmes, des erreurs flagrantes ont été également commises dans l'administration de l'agriculture. A Rostov, un homme se plaignit à moi: « Nous vivons plus mal aujourd'hui que sous Staline. » Et d'ajouter : « Cette année est pire que la précédente, et 1963 était pire que 1962. » Si surprenante que puisse paraître cette déclaration, j'en ai entendu l'écho chez plusieurs personnes rencontrées pendant mon voyage. 1. Lors de mon voyage de 1961, le kilo de sucre valait 90 kopeks. Le beurre et le lait ~taient tgalement plus chers., à pr~sent le kilo de beurre se vendant 3,6o roubles (au lieu de 2,90 roubles) et le lait 40 kopcks au lieu de 18.

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