Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

IVANOV-RAZOUMNIK littérature soviétique. Il est naturel que certains considèrent cette littérature comme inexistante. Bien plus étonnante me paraît l'attitude enthousiaste d'une autre partie de la critique envers tels écrivains soviétiques. Avec une profonde stupeur, je lus par exemple un article de revue intitulé : « Gogol et Zochtchenko ». Chez nous, en Union soviétique, il ne serait venu à l'idée de personne de rapprocher ces deux noms, car le manque d'envergure de Zochtchenko y était évident. Certes, la critique favorable à cet auteur avait tenté de gonfler son importance, mais qui donc prenait au sérieux l'opinion d'une critique tombée plus bas qu'à aucun autre moment de l'histoire de 11 littérature en Russie ? N'a-t-elle pas, cette critique, cherché à persuader ses lecteurs que les romans de l' écrivain prolétarien Michel Tchoumandrine étaient supérieurs à Guerre et Paix? Et que ne proclamait-elle pas, flairant le vent et subodorant ce qui là-bas, au Kremlin, pouvait plaire aux puissants de ce monde... D'où la canonisation de Maïakovski, d'abord traqué par la R.A.P.P. (Association des écrivains prolétariens), poussé au suicide, puis porté aux nues. « Staline en ·personne» ne tenait-il pas Maïakovski pour le premier des poètes prolétariens ? Chacun savait que la critique soviétique est servile : elle loue par ordre, condamne par ordre. · Une fois, «Molotov en personne» daigna émettre un jugement défavorable à la musique de ballet de Chostakovitch ; mon Dieu, quel tollé! De tels cas sont légion, ils sont connus de tous et il ne vaut pas la peine de s'y arrêter. Mais il convient de s'arrêter sur un cas particulier. L'ordre fut donné en haut lieu d'élaborer la notion de « littérature prolétarienne », de souligner que le trait fondamental en est le « réalisme socialiste ». Et de s'atteler aussitôt à la besogne. Des montagnes de papier, voilà ce qui résulta d'une entreprise sans issue, car nul n'a jamais pu dire ce qu'est la «littérature prolétarienne », encore moins le « réalisme socialiste ». La littérature prolétarienne c'est, premièrement, une littérature dont les auteurs sont des prolétaires ; et tous les auteurs qui ne sont pas issus du prolétariat ne sont que des «compagnons de route». Admettons, mais tout n'est pas aussi simple qu'il y paraît. Prenons par exemple le comte AlexisN. Tolstoï; il fit partie des« compagnons de route » jusqu'au jour où il fut honoré de la bienveillance du Kremlin, après quoi ses romans devinrent un « ornement de la littérature prolétarienne » et lui-même « comte prolétarien». Ce n'est donc pas l'origine qui compte mais les convictions personnelles. Fédor Sologoub, lui, était d'origine purement prolétarienne (étant fils d'un cordonnier et d'une cuisinière), et pourtant la critique le qualifiait de « bourgeois ». La littérature prolétarienne c'est, deuxièmement, une littérature qui, indépendamment de l'ori~ine des auteurs, exprime sous une forme artistique les idéaux de la conception prolétarienne du Biblioteca Gino Bianco 25 monde. Si je savais ce qu'est la «conception prolétarienne du monde», je serais prêt à accepter cette définition. Mais voyons le plus illustre représentant de la littérature prolétarienne, Maxime Gorki : en quoi ce petit bourgeois était-il prolétarien et comment ses conceptions individualistes ne sont-elles pas en contradiction avec la « conception prolétarienne du monde » ? Le principe qui veut que la littérature prolétarienne se serve de la méthode du « réalisme socialiste» vient accroître l'embarras. Sur la définition du réalisme, le débat est ouvert depuis des siècles dans la critique européenne et russe, et voilà, ne vous en déplaise, qu'il faut parler d'un réalisme socialiste... J'avoue franchement ne rien comprendre à la combinaison de ces deux termes, malgré la brillante définition donnée du haut du Kremlin : « La littérature doit être réaliste par la forme, socialiste par le contenu. » Voilà ce qu'est la littérature prolétarienne! Autant de mots - autant de sujets de perplexité, car à la première difficulté vient s'ajouter la naïve opposition de la forme et du contenu. Sans compter que le terme « socialiste » doit signifier en l'occurrence « marxiste ». Non, le « réalisme socialiste » n'aide en rien à définir la « littérature prolétarienne » ; sur ce sujet aussi on a noirci des montagnes de papier. On n'est pas plus avancé pour autant. Il me semble qu'avec ce terme il faut s'y prendre à la manière d'un héros de Dickens qui donne la recette pour écrire une étude sur la « métaphysique chinoise » : prendre dans un dictionnaire encyclopédique l'article «Chine » et l'article « métaphysique », agiter, et il en sortira votre étude sur la métaphysique chinoise. Prenez les mots «socialisme», «réalisme», agitez énergiquement et vous obtenez le « réalisme socialiste » auquel personne ne comprend rien et dont personne n'a besoin. En conclusion, il n'existe pas de « réalisme socialiste» et pas davantage de «littérature prolétarienne». Ce qui existe, tout simplement, c'est une littérature russe de part et d'autre de la frontière : l'une jouit de la liberté de parole, l'autre est étendue sur le lit de Procuste de la censure et de la conception du monde« marxiste». Si la seconde a pu néanmoins donner le jour, en ce triste quart de siècle, à quelques œuvres qui resteront, gloire à elle! On ne saurait en tout cas y inclure les récits drolatiques de Zochtchenko que le criti~ue émigré met sur le même plan que Gogol. Je n ignore pas qu'il compare non l'importance des deux talents, mais le comique chez ces deux écrivains. Tout de même, mieux vaut ·comparer ce qui peut l'être. J'en reviens à mon propos initial : le mépris aussi bien que l'enthousiasme des différents clans de la critique émigrée sont également injustes. La littérature soviétique n'est pas aussi nulle que le disent certains ni aussi remarquable que l'affirment les autres. Il y a là, bien entendu, comme dans tout jugement de valeur, une grande part

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