Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

24 ·question. Ce qui importe ici, c'est que ces deux écrivains furent honorés par l'Etat. Qui aurait pu prévoir qu'un lien étroit et indissoluble existait entre les écrivains condamnés pour trotskisme et les écrivains décorés ? Vint 1939. Iéjov quitta la scène (soit pour la tombe, soit pour une maison de fous). De nouveaux oiseaux firent leur apparition, mais ils chantaient la même chanson. Béria, qui remplaçait Iéjov, était toutefois réputé favorable à la révision des sentences prononcées durant les deux années de la iéjovchtchina. Mais les condamnations se comptaient par millions ! Il aurait fallu des années pour les passer au crible... On aurait pu se borner aux « cas d'injustice criante », ·mais ils l'étaient tous. Tel celui du poète Zabolotski, cas absolument fantastique et qui n'en est pas moins rigoureusement authentique. Vers la fin de 1939 ou au début de 1940, une lettre de Zabolotski, alors détenu dans un camp ou un isolateur, adressée à Nicolas Tikhonov, poète décoré, circulait dans les milieux littéraires de Léningrad et de Moscou. Par on ne sait quel moyen (peut-être par l'intermédiaire d'un compagnon de détention libéré à l'expiration de sa peine), Zabolotski avait réussi à faire parvenir cette lettre à son destinataire. J'en avais une copie en ma possession ; le contenu en était à peu près le suivant : Les nouvelles du monde extérieur sous forme de lettres ou de journaux, écrivait le poète emprisonné au poète en liberté, ne parviennent pas jusqu'à nous. Mais, par hasard, un fragment du numéro des lzvestia qui a publié la liste des écrivains ayant obtenu de hautes distinctions est tombé entre nos mains. Parmi des noms qui me sont familiers, c'est avec une indicible surprise que j'ai relevé le vôtre, camarade Tikhonov, ainsi que celui du camarade Fédine. Je me réjouis sincèrement de savoir que vous êtes tous deux vivants, en bonne santé, et non seulement en liberté, mais encore décorés. Ma surprise tient précisément à cet écart entre nos situations respectives. Il y a un an et demi, nous avons été arrêtés, un certain nombre d'écrivains (suivaient des noms) et moi, sous le prétexte que nous appartenions à un groupe de terroristes trotskistes : au cours des interrogatoires, sous ·la pression d'arguments des plus persuasifs, nous fûmes contraints d'avouer avoir été enrôlés par des écrivains qui auraient été les chefs de notre réseau, Nicolas Tikhonov à Léningrad et Constantin Fédine à Moscou. Vous comprenez maintenant ma joie : vous êtes vivants et en liberté, et ma profonde stupeur : comment vous, chefs d'une ·organisation terroriste m'ayant compté moi aussi parmi ses membres, avez-vous pu obtenir une si haute récompense de l'Etat, alors qu'à moi, modeste rouage dans cette entreprise, cela m'a valu dix ans d' « isolement » ? Apparemment, il y a là quelque chose qui ne va pas. Vous qui êtes en liberté et que l'Etat honore, il vous appartient de démêler ce fantastique malentendu et, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL soit de reconnaître votre culpabilité en demandant à être incarcéré, soit de tout mettre en œuvre pour nous sortir de là, nous qui sommes parfaitement innocents ... Je ne connais la suite que par les récits de tiers, car après cela je n'ai plus rencontré ni Tikhonov ni Fédine. On racontait que, mortellement effrayés, les « décorés » rédigèrent une lettre collective à l'adresse de Béria, y joignirent celle de Zabolotski et demandèrent une révision de l'affaire du « groupe d'écrivains terroristes de Léningrad et de Moscou», car certains faits nouveaux donnaient à penser que le juge avait instruit l'affaire en usant de méthodes douteuses, voire répréhensibles. On leur aurait promis de réviser l'affaire. Mais jusqu'au milieu de 1941, rien ne changea : les uns restaient décorés, les autres, détenus. Je ne doute pas un instant que si le fantastique de la guerre mondiale n'avait pas effacé le fantastique quotidien des mœurs soviétiques, si nous vivions en temps de paix et que mon récit fût parvenu jusqu'aux maîtres des destinées de la littérature russe, un « démenti de l'agence Tass » eût suivi : du fond de sa prison, le poète Zabolotski aurait écrit qu'il n'avait jamais été en prison, tandis que les écrivains décorés Tikhonov et Fédine auraient déclaré qu'ils n'avaient jamais reçu aucune lettre de Zabolotski et que tout ce que je viens de raconter était pure fantaisie. Je suis, moi aussi, enclin à considérer toute cette histoire comme fantastique : non pas qu'elle ne soit pas arrivée, mais bien parce que beaucoup de choses fantastiques se passaient effectivement dans les cachots du N.K.V.D. J'ai été moi-même mêlé à des histoires plus fantastiques encore, de sorte que je n'ai nulle raison de ne pas tenir pour vrai l'épisode en question ... « Littérature prolétarienne » et « réalisme socialiste » LORSQUE, il y a plus d'un an, franchissant la · muraille de Chine de l'Union soviétique, j'arrivai aux portes de l'Europe, les pages de centaines de livres s'ouvrirent devant moi qui avaient été hors de ma portée jusqu'alors, et j'entrepris avidement de compléter mon instruction littéraire. Grâce à un vieil ami qui m'approvisionna généreusement en lectures et à de nouveaux amis qui m'aidèrent avec empressement, je pus, en l'espace d'un an, prendre connaissance d'une partie de ce que la « littérature russe émigrée» a 'créé en un quart de siècle. Certes, je ne puis porter un jugement d'ensemble car il y .a encore trop de choses que j'ignore. Certaines, cependant, sont déjà claires dans mon esprit alors que d'autres continuent à me rendre perplexe. Ce qui me trouble, c'est avant tout l'attitude de la critique littéraire émigrée à l'égard de la

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