Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

IVANOV-RAZOUMNIK « sagesse de Staline » qui, à coup sûr, avait percé à jour le caractère subversif de l'œuvre et en interdirait certainement la diffusion; on allait jusqu'à réclamer la saisie du roman Pierre Jer (premier tome) et l'intervention de la censure pour le second volume à paraître ... Une heure durant, une dizaine d'orateurs se prononcèrent dans le même sens, chacun s'efforçant de renchérir sur les autres quant à l'expression de ses sentiments loyalistes et de son indignation sans bornes. Le onzième orateur était un gros « professeur rouge», une volumineuse serviette jaune sous le bras. Il posa sa serviette au pied de la tribune, monta, et commença son discours en ces termes : « Camarades! En plein accord avec les précédents orateurs, je ne trouve pas de mots assez forts pour stigmatiser cette ignoble pièce contrerévolutionnaire... » A peine avait-il prononcé ces mots que Berséniev demanda la parole pour une « communication urgente ». Sans monter à la tribune toujours occupée par le gros « professeur rouge », le directeur du théâtre dit à peu près ceci : « Camarades! La sagesse populaire française dit que de la discussion jaillit la lumière, et l'échange de vues auquel nous avons procédé après la représentation de Pierre Jer apportera, à n'en pas douter, une nouvelle preuve de la vérité de cet adage. Je suis heureux que les dix ou onze premiers orateurs se soient prononcés si unanimement et si nettement contre la pièce. En effet, je suis convaincu que parmi ceux qui suivront, beaucoup formuleront un jugement tout à fait opposé. Il y a une heure, le camarade Staline m'a fait part de son appréciation : " Très bonne pièce. Dommage seulement que Pierre ne soit pas montré sous un jour plus héroïque. " Je suis persuadé que, parmi les orateurs qui n'ont pas encore pris la parole, certains, sinon tous, se rangeront à cet avis du camarade Staline. Ainsi, de de la discussion jaillira la lumière. Et maintenant je vous prie de m'excuser pour avoir interrompu un si instructif échange de vues en intervenant avant mon tour ... » Suivit un long silence, un silence de mort. Puis l'ouragan se déchaîna, une tornade d'acclamations: « Vive le camarade Staline! » La tempête balaya de la tribune le gros « professeur rouge » qui en oublia sa serviette jaune. (Berséniev racontait plus tard que cette serviette resta trois jours au bureau du théâtre, jusqu'à ce que l'on vînt la réclamer de la part de son propriétaire.) Le douzième orateur, un « professeur rouge » de plus, commença ainsi son discours : « Camarades ! Les mots sont impuissants à exprimer le sentiment de profonde indignation avec lequel j'ai écouté les discours des précédents orateurs. Comment! Se prononcer contre l'admirable pièce que nous venons de voir et d'entendre, une pièce dont le camarade Staline a dit avec tant de vérité et de sagesse : "Très bonne pièce... " Cette figure héroïque de Pierre 1er, dont le camarade Staline Biblioteca Gino Bianco 23 a dit avec tant de vérité et de sagesse qu'elle est présentée d'une façon insuffisamment héroïque, ce qui, en effet, constitue la seule erreur de l'auteur et du théâtre ... » Etc. A quoi bon poursuivre? Il va sans dire que tous les orateurs suivants « se rangèrent sans réserve » au sage avis du camarade Staline et stigmatisèrent avec indignation les interventions contre-révolutionnaires des onze premiers orateurs, que la pièce fut autorisée à l'unanimité et que l'auteur se mit sans délai à la seconde version de son œuvre, afin d'y présenter Pierre sous un jour « plus héroïque »... Herzen n'avait-il pas été bon prophète? Quelle échelle celle qui, vue d'en bas, supporte des maîtres qui montent, et, vue d'en haut, des valets qui descendent ... Une histoire fantastique Au PLUS FORT du règne de Iéjov, le fameux tchékiste, en I 938, plusieurs écrivains furent arrêtés à Léningrad pour avoir organisé une « cellule trotskiste » à des fins terroristes. Les inculpés firent, comme il se doit, des aveux complets, sous la pression d'irréfutables arguments physiques, et furent envoyées dans des isolateurs, des camps de concentration ou en déportation, selon la gravité de l'accusation et le zèle du juge d'instruction. Parmi les condamnés, le jeune poète Zabolotski qui «promettait» et qui avait, en partie déjà, tenu ses promesses; il échoua en quelque geôle, cc pour dix ans et sans droit de correspondance». A quelque temps de là une épidémie se déclara: la distribution de décorations aux écrivains. On pourrait raconter bien des choses curieuses sur ce honteux épisode de l'histoire de la littérature russe ; il suffisait de lire la liste des décorés pour comprendre que les médailles étaient attribuées non pas selon la valeur littéraire des bénéfificiaires, mais d'après des considérations d'ordre uniquement politique. Des rimailleurs et des prosateurs médiocres, voire sans talent, se voyaient décerner la plus haute distinction, l'Ordre de Lénine ; en revanche, de nombreux talents de l'ancienne littérature furent relégués aux derniers rangs et ne reçurent qu'un modeste prix de consolation: !'Insigne d'Honneur. Le plus grand poète russe contemporain, Boris Pasternak, ne reçut aucune distinction. Quelques-uns furent récompensés vraiment « selon leurs mérites », si tant est qu'on puisse établir une hiérarchie littéraire. En fait, pareille débauche de médailles est une honte pour la littérature. Parmi ceux à qui furent conférées - selon leurs mérites - de hautes décorations, figuraient le poète Nicolas Tikhonov et le romancier Constantin Fédine. S'agissait-il de l'Ordre de Lénine ou du Drapeau rouge, là n'est pas la

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