22 Ingermanland, la frégate favorite de Pierre, est en train de sombrer. Pour le souverain, c'est un symbole : à sa mort, son œuvre doit périr. Dans un monologue désabusé, il proclame qu'il n'est pas d'avenir, que ce n'est pas son vaisseau qui sombre, mais la Russie tout entière. Ce n'est pas un héros qui meurt, mais un homme .faible, désespéré. Dans cette version, la pièce fut montée par le Théâtre d'Art de Moscou, et à la répétition générale (dont je parlerai plus loin), on s'aperçut que Pierre y avait un rôle «insuffisamment héroïque »; cependant la pièce fut autorisée et elle tint toute une année au Théâtre d'Art, tandis que l'auteur travaillait à une nouvelle mouture en tenant compte des indications données en haut lieu. Dans la seconde version, Pierre est présenté sous un jour plus « héroïque » ; la scène de la mort a été coupée et le rideau tombe sur l'exécution de Mons et un monologue de Pierre en présence de Catherine. Pour lui, l'homme fort est toujours seul (thème directement emprunté à L' Ennemi du peuple, d'Ibsen). Mais ce finale ne donna pas satisfaction aux autorités; ni, par conséquent, à l'auteur. Il fallut écrire une troisième version qui fut jouée par la suite à Léningrad. Dans celle-ci, la scène finale représente une séance du Sénat et Pierre, dans un discours adressé aux sénateurs, déclare que son œuvre ne mourra pas : « Sachez, camarades (sic), qu'un homme viendra, bien que ce ne soit pas demain, qui, à sa manière, de manière nouvelle, continuera l'œuvre de Pierre ... » Le nom de Staline n'était pas prononcé, mais ceux qui ont des oreilles pour entendre comprenaient ... C'est la façon d'être servile du côté des« maîtres qui montent ». Même phénomène, plus caractéristique encore, en bas, à l'étage des « valets qui descendent». Jusqu'à la fin des années 20, le directeur du Théâtre d'Art, en même temps que sa principale attraction, fut M. A. Tchékhov, le plus grand acteur russe des deux dernières décennies. Lorsque Tchékhov émigra, c'est Berséniev, bon acteur et bon metteur en scène, qui lui succéda, mais il ne pouvait maintenir le théâtre au niveau qu'il avait atteint. On tenta précisément de redonner du lustre à la salle avec Pierre Jer (dans sa première version) que la censure du Glavrépertkom ( commission des répertoires) avait laissé passer non sans réticence, craignant que la pièce ne fût prise pour de la « propagande monarchiste». Aussi l'acteur qui incarnait Pierre le Grand fut-il invité par le metteur en scène à « ne pas appuyer sur la pédale de l'héroïsme ». Malgré cette précaution, on se demandait en tremblant si la pièce allait être jouée. Le Glavrépertkom l'avait autorisée sous réserve que la décision définitive ne serait prise qu'après la répétition générale. Celle-ci fut donnée en matinée. La salle était bondée de dirigeants communistes : depuis les membres du Politburo, Staline en tête, dans les loges, jusqu'aux nombreux représentants du « professorat rouge » à l'orchestre, et à la nuée de policiers de service dans les moindres recoins du Biblioteca. Gino.Bianco LE CONTRAT SOCIAL théâtre. Le parterre, la salle entière regardaient moins le plateau que la « loge du gouvernement » et Staline lui-même, s'efforçant de saisir l'impression que l'œuvre produisait sur « le maître de la terre russe». Selon ce que serait cette impression, la pièce serait ou bien portée aux nues, ou bien jetée aux oubliettes. Le spectacle tirait à sa fin et l'on n'y voyait pas encore clair dans les sentiments du « patron » : celui-ci restait calme et n'applaudissait pas. Un quart d'heure avant la fin, alors que Pierre agonisait déjà et qu'Ingermanland sombrait, quelque chose de sensationnel se produisit : Staline se leva et quitta subitement sa loge. Alarmé, Berséniev accourut et accompagna « l'hôte illustre» jusqu'à sa voiture pour être fixé sur le sort du spectacle. Il eut la chance de s'entretenir assez longuement au foyer avec celui qui tenait en ses mains à la fois les destinées de la pièce et celles de la Russie. Lorsqu'il regagna la salle, le rideau était tombé dans un silence de mort : pour le public, le sort de Pierre Jer était réglé... Une petite digression, empruntée aux« annales du théâtre russe ». Dans les œuvres de Kouzma Proutkov 2 , il est raconté, à propos de Fantaisie, vaudeville monté en I 8 5 I par le Théâtre Alexandre, que lorsque, sans attendre la fin, Nicolas 1er « daigna quitter sa loge en donnant des signes de mécontentement », le public se mit à siffler, à huer, à manifester son indignation ... De tout temps et sous tous les régimes, les valets sont des valets. Donc, le rideau était tombé Le public de Pierre Jer, restait assis car des débats étaient prévus, qui devaient décider du sort de la pièce. Quelques instants passèrent. Le rideau se leva de nouveau. Sur le plateau, une table pour la présidence, et une estrade pour les orateurs. Une quarantaine de personnes s'étaient déjà fait inscrire, pour la plupart des « professeurs rouges». On pouvâit prédire le sens des discours : dans certains cas, il est facile d'être prophète en son pays. L'un après l'autre, « professeurs rouges », « savants ès lettres marxistes », critiques dramatiques, prirent la parole; chacun cherchait à surpasser l'autre par la virulence de l'expression, éreintait la pièce, réclamait son interdiction immédiate. On exigeait que des comptes fussent demandés aux responsables du Glavrépertkom pour avoir laissé passer une pièce dont l'esprit contrerévolutionnaire était aussi flagrant; on n'avait pas de mots assez durs pour le théâtre et le metteur en scène qui avaient osé présenter Pierre le Grand sous un jour « héroïque », dans un évident dessein de propagande monarchiste ; on en appelait à la , 2. Kouzma Proutkov, personnage imaginaire et pseudonyme collectif d'écrivains réputés au siècle dernier, Alexis K. Tolstoï (ne pas confondre avec Alexis N. Tolstoï) et les trois frères J emtchoujnikov, qui tournèrent en dérision, avec esprit, la bureaucratie de Nicolas 1er, chose possible sous le tsarisme. De leurs fables satiriques et parodiques, de leurs observations et aphorismes humoristiques, etc., il subsiste en Russie, dans le langage courant, bien des allusions et des sentences devenues proverbiales. - N.d.l.R.
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