E. DELIMARS avait été pour nous synonyme de lâcheté, de bassesse et de cruauté, ou encore de voir dans le tyran à demi dément du célèbre tableau de Répine un grand homme d'Etat. Ceux qui n'acceptaient pas ce renoncement se demandaient : « Peut-on pervertir la vérité, est-il moral, au nom d'un intérêt supérieur quelconque, de faire passer le mal pour le bien, de présenter Maliouta Skouratov, dont le nom propre est devenu pour le peuple un nom commun désignant les scélérats, comme un homme d'élite de son temps?» Nous oublions trop souvent de quelle couche de fange nous avons enfin pu nous décrotter nous-mêmes au cours de ces dix dernières années. Ce nettoyage par la déstalinisation permettait à Doroch d'admirer avec beaucoup d'émotion ce savant qui, en 1945, au moment où le culte stalinien d'Ivan était à son apogée, élaborait une opinion contraire sans aucun espoir de la rendre publique, car il plaçait la vérité audessus de tout. Il est un peu triste de constater que Vessélovski n'a pas vécu jusqu'au rétablissement des normes léninistes, jusqu'au moment où l'on a recommencé de croire qu'il est immoral de justifier l'arbitraire par la splendeur du ·but final. En même temps, on voudrait s'incliner très bas devant le courage de ce savant, convaincu que son travail ne sera point indifférent aux hommes 84 • De son côté, l'émigré N. Oulianov analysa longuement l'ouvrage de Vessélovski et l'histoire de sa;ublication dans le Novy Journal de New York . Son hommage rend le même son que celui de Doroch. 11confronte le régime de Staline avec celui d'Ivan et constate : L'odieux de la terreur stalinienne et de celle d'Ivan le Terrible gît surtout dans l'absence de toute nécessité politique dans l'un comme dans l'autre cas (...). Il est vrai qu'au xv1e siècle la cruauté était considérée comme une vertu chez un souverain. La cruauté de Borgia, de Louis XI, de Christian II, qui étaient en train d'établir un pouvoir royal fort et de centraliser leur Etat, avait un fondement rationnel. On peut les traiter de scélérats, mais leurs crimes étaient indubitablement utiles, tandis que la scélératesse d'I van IV était entièrement absurde (...). L'opritchnina, qui a effrayé le monde entier par son caractère inhumain, n'était qu'une des absurdités fatales de l'histoire russe. D'autres émigrés encore saluèrent la prose de Doroch : « Il se peut que cet article ouvre la révision de toute la science historique en U.R.S.S. 36 • » Pareil espoir est sans doute prématuré. La vieille génération d'historiens resr.ectueux de la vérité, porteurs des idéaux de 1ancienne intelligentsia prérévolutionnaire, disparaît rapidement. Leurs Jeunes successeurs, formés sous Staline, ont pour la plupart une échine souple et une mentalité de caméléon leur permettant de s'adapter instantanément aux fluctuations de la « ligne ». 34. Novy Mir, n° 4, avril 1964, pp. 260-63. 35. N° 74 de 1963, pp. 227-51. 36. Journal la Pnu,, """· Paris, 13 juin 1964. Biblioteca Gino Bianco 19 Pour ces « marxistes-léninistes » orthodoxes, impossible d'admettre la gratuité de tant de crimes. Il leur faut coûte que coûte trouver dans les réformes d'I van un sens dicté par la « marche de l'histoire». D'autre part, la déstalinisation étant poursuivie, il fallait tenir compte de l'image d'I van tracée par Vessélovski. Il s'agissait donc de concilier ces deux interprétations difficilement conciliables. La tâche fut confiée à Zimine, l'un des trois rédacteurs en chef des Esquisses de l'histoire de ['U.R.S.S. Au lendemain de la parution de l'ouvrage de Vessélovski, Zimine publia son Opritchnina d' Ivan le Terrible ( cf. n. 1), vaste étude visiblement destinée à atténuer l'effet des affirmations de Vessélovski. Il y reprend la vieille conception suivant laquelle « l' opritchnina avait été un outil dans la lutte du tsar contre les apanages et les francs-alleux » • Provoquée par l'opposition des intérêts fondamentaux de la classe féodale dominante, cette lutte répondait, dans une certaine mesure, aux besoins des citadins et paysans qui souffraient des interminables querelles intestines de l'aristocratie féodale. Ainsi donc, l' opritchnina redevient un fait progressiste et nécessaire. Toutefois, incapable de réfuter les arguments de Vessélovski, Zimine est contraint de biaiser : En même temps, l'opritchnina était un phénomène très complexe. Le vieux et le nouveau s'y mêlaient en une mosaïque fantasque. Sa particularité était de réaliser la centralisation dans des formes extrêmement archaïques, souvent sous l'aspect d'un retour au passé. A la fin de sa démonstration, Zimine rend hommage à la déstalinisation d'lvan le Terrible : Les méthodes moyenâgeuses et barbares de la lutte d'I van IV contre ses ennemis politiques, la cruauté effrénée de son caractère mettaient une sinistre empreinte de despotisme et de violence sur toutes les mesures prises au temps de l' opritchnina. On bâtissait l'Etat centralisé sur les ossements de milliers de travailleurs qui payaient chèrement le triomphe de l'autocratie. La description détaillée des innombrables atrocités d'Ivan le Terrible lavait les dernières traces du culte stalinien de ce tsar hier encore célébré par Zimine. Mais l'auteur adoptait la thèse de Platonov que les autres historiens « marxistes » de l'Académie des sciences n'osent encore prendre à leur compte en l'absence de directives du Parti. Voilà pourquoi l'ouvrage de Zimine a été publié à 7.ooo exemplaires aux éditions moscovites Mysl et non pas à celles de l'Académie. Q.UBLLB ATTITUDE va prendre maintenant la sectton d'histoire de l'Académie des sciences ? Une chose est certaine : comme toujours, cette attitude sera dictée par le Parti. Malgré le quatre-
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