Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

18 · l'endroit rêvé, mais, hélas ! d'un prix inaccessible au commun des mortels. L'orthodoxie rejette le purgatoire catholique et la pratique des indulgences. A leur place, elle a imaginé un système compliqué pour installer l'âme dans l'au-delà au moyen de ·prières dites périodiquement par le clergé des églises et monastères. Les supplications des parents et amis du défunt ne suffisaient pas : pour être efficaces,elles devaient être confiées à perpétuité aux gens d'église, seuls qualifiés. Une telle conviction obligeait le fidèle de son vivant, ou bien ses proches après sa mort, à faire à un ou plusieurs monastères des versements importants en espèces ou des dons considérables de terres pour obtenir l'inscription au « nécrologe perpétuel», grand registre de ceux pour qui la communauté ne cessait de prier. La lecture des noms inscrits, accompagnée des prières pour le r~pos des âmes, était faite vingt-quatre heures sur vm~-quatr_e près de _l'autel par une équipe de mornes qw se relayaient. Parvenus à la fin du ~écrologe, ils le retournaient pour reprendre aussitôt la lecture à son début. Ce rituel était considéré comme seul réellement efficace pour alléger les péchés du défunt au moment où il se présenterait devant Dieu. . A défaut de cette inscri~tion au nécrologe, maccess1bleaux pauvres en raison de son prix, les parents étaient tenus de faire célébrer coûte que coûte des services funèbres ordinaires aussi régulièrement que possible. AU?'reux d'Ivan, il ne suffisait pas d'infliger à ses victimes des tortures atroces, de les exécuter avec des raffinements de cruauté. Il fallait compromettre leur salut éternel, ce qui paraissait aux Russes de son temps bien plus effroyable que la torture et la mort. Il s'employa donc à empêcher ses victimes d'assurer leur salut : Pour que la victime ne puisse se confesser et prendre ses dispositions (...), on la tuait par surprise. Pour que son corps soit privé des bienfaits que confère la sépulture chrétienne, le cadavre était dépecé, lancé sous la glace de la rivière ou jeté en pâture aux chiens, aux oiseaux rapaces et aux bêtes sauvages, avec interdiction formelle d'ensevelir ses restes. Pour ôter au malheureux tout espoir de sauver son âme, on le privait des prières si nécessaires de l'Eglise : ses biens étaient pillés, confisqués ou détruits de fond en comble, toute sa famille et ses amis étaient exterminés. Le prince Kourbski et d'autres contemporains attribuaient ces procédés uniquement à la cupidité d'I van, mais en réalité celle-ci n'était guère en cause. Le tsar confisquait terres, immeubles et serfs et s'emparait par la torture des trésors cachés de la victime surtout pour priver ses proches des fonds nécessaires aux prières pour le salut de son âme. La comptabilité des monastères, retrouvée dans les archives, prouve que personne ne faisait de versements à cette fin après l'exécution de la victime (op. cit., pp. 325-35). Vessélovski montre qu'I van, outre qu'il était un franc scélérat, était dénué de tout courage civique. Au moment décisif du siège de Kazan, il Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL s'enferma dans la chapelle de son camp et « ne joua qu'un rôle d'intermédiaire entre le bon Dieu et ses troupes très chrétiennes qui se battaient contre les infidèles ». Il garda en réserve, pour sa protection personnelle, plus de 20.000 combattants d'élite dont l'absence devant les murs de la place assiégée faillit compromettre le succès de l'assaut· final. Vessélovski décrit également en détail la fuite peu glorieuse du tsar, par deux fois, devant les Tatars de Crimée. Enfin, en étudiant les biographies des victimes identifiées d'Ivan, Vessélovskipeut prouver que la plupart étaient des serviteurs proches du tsar. Dans l'esprit du lecteur soviétique, le choix des victimes ne faisait que renforcer l'analogie entre Ivan le Terrible et son lointain successeur, Staline. LA TRÈS PRUDENTE Académie des sciences fit tout son pos~ible, par crainte de fluctuations possibles dans la déstalinisation, pour atténuer l'effet des études de Vessélovski sur le public soviétique. Un réquisitoire aussi documenté détruisait complètement l'image du tsar que Staline s'était efforcé d'imposer au peuple russe. Ivan prenait une figure encore plus cruelle et repoussante que celle implantée par la littérature historique depuis Karamzine. _La ~ommission académique présidée par ~ikhomirov en retarda la publication et réduisit le tirage à 2.000 exemplaires, chiffre dérisoire pour !'Union soviétique. Elle s'abstint également d'y inclure une étude critique de Vessélovski sur la trilogie Ivan le Terrible de V. Kostylev, ainsi qu'une autre étude du roman historique d'Alexis N. Tolstoï, ancien émigré blanc rentré en U.R.S.S. en 1923 et prêt à exécuter toutes les commandes du régime pour se faire pardonner son titre de comte et sa fuite à l'étranger en 1918. Malgré ces précautions, le grand public soviétique et l'émigration russe réagirent au recueil de Vessélovski. La revue Novy Mir, de Léningrad, lui c?nsacra un long et très instructif compte rendu, . signé par un certain Doroch, qui se présentait c~~~· un lec!eur mo~en_,nullement spécialiste d histoire, « ne une dizame d'années avant la révolution ». Les hommes de sa génération, comme ceux des générations précédentes, dès leur prime jeunesse, avaient adopté certaines convict!ons inébranlables, qui leur étaient inculquées par la littérature russe. Avant même d'aborder l'étude de l'histoire à l'école, nous avions appris dans les ballades de A. K. Tolstoï à craindre Ivan le Terrible et à admirer ceux qui osaient lui dire la vérité en face (...). La haine du tyran et la sympathie pour ses victimes étaient implantées dans nos cœurs (...). Ces ballades et la Geste du marchand Kalachnikov de Lermontov nous avaient appris des vérités premières qui persistèrent chez les adultes que nous sommes devenus. Pour nous, c'était une _torture morale que de renoncer à ces vérités, de considérer, par exemple, l'opritchoioa comme une force de progrès (...) quand, depuis not-re enfance, son nom

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