Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

B. DBLIMARS gros villages entre Vologda et Iaroslavl étaient vidés de leurs habitants, comment peut-on affirmer que l'opritchnina était une institution progressiste? Comment peut-on voir un progrès dans le massacre d'une multitude de paysans, serfs et artisans, dans la transformation en cimetières de villes et régions entières ? Pour justifier ces doutes légitimes des futurs professeurs, Chéviakov cita des sources irréfutables : chroniqueurs de l'époque, écrits et mémoires de quelques étrangers qui servirent euxmêmes dans l'opritchnina ou vécurent à Moscou sous Ivan le Terrible. Le texte de son exposé fut publié dans la revue Questionsd'histoire (n° 9, septembre 1956). Nous y lisons : Ivan IV avait décidé d'être un despote oriental, pareil au sultan Mahomet II de Turquie. C'est pour cela qu'il avait créé l'opritchnina. Les défaites subies en Livonie et la fuite en Lithuanie du prince Kourbski lui fournirent un prétexte pour proclamer que tous les princes et boyards alleutiers, ainsi que les féodaux ecclésiastiques, leurs complices, y compris le métropolite de Moscou, étaient des traîtres (...). Le tsar quitta Moscou et s'installa à Alexandrovskaïa-Sloboda, localité préalablement fortifiée. Les mobiles et les desseins d'I van étaient pervers, car la situation ne le contraignait nullement à abandonner le royaume, encore moins à soupçonner tout le monde de trahison ... Le tsar était un piètre diplomate. Il se brouilla avec tous les souverains, ses voisins, et se trouva en guerre contre tous à la fois. En 1571, quand le khan de Crimée, Devlet Guirey, marchait sur Moscou, le tsar et son armée d'opritchniki avancèrent à sa rencontre. Mais, pris de peur, Ivan s'enfuit sans accepter le combat et abandonna sa capitale à son triste sort. Les Tatars brûlèrent la ville, tuèrent une multitude de gens et emmenèrent en esclavage près de 100.000 Russes. L'année suivante, devant une seconde incursion tatare, Ivan s'enfuit de nouveau. · Le tsar et ses opritchniki s'adonnaient à une extermination massive de paysans, artisans, serfs et marchands, détruisant leurs outils de travail, tuant le bétail, la volaille, anéantissant les poissons dans les étangs, bnîlant les habitations et le blé dans les champs (...). Ivan IV passait du domaine d'un féodal dans celui d'un autre, en exterminant les hommes et le cheptel. On enfermait les hommes dans les maisons qu'on livrait aux flammes, les femmes étaient violées et égorgées ensuite, aucun nourrisson n'était épargné. Tout était transformé en un désert de cendres. Moscou était couverte de cadavres. On butait dans les rues sur des corps découpés en morceaux. L'eau de la Moskova, charriant des cadavres, n'était plus potable (...). La famine et le dénuement poussaient à l'assassinat et au cannibalisme. En 1569, sous prétexte de trahison, le tsar décida d'anéantir la population des régions de Tver, Novgorod et Pskov. Il se mit en marche avec une forte armée d'opritchniki. Pour garder le secret de l'opération, tous les gens rencontrés en cours de route étaient mis à mort. Après avoir passé la nuit dans un village ou dans une ville, les opritchniki incendiaientle lendemain toutes Ica habitations, exterminaient tout le monde, nouveau-nés compris, abattaient le bétail, détruisaient tout et reprenaient leur marche. Ayant ainsi réglé le sort de la ville de Kline, ils se dirig~rent vers Tver. L'hiver était très rigoureux. Les opritchniki rendirent inhabitables toutes les maisons de cette ville Biblioteca Gino Bianco 15 en brisant portes et fenêtres et commencèrent leurs sévices contre la population. Plus de 90.000 personnes périrent dans les tortures, sur les bûchers ou noyés dans la Volga. Leurs biens furent pillés ou détruits. Dans la région de Tver, environ 100.000 personnes moururent de faim et de froid. Le même sort fut réservé à Médyn, Torjok, Vychni-Volotchek et autres localités. Cette minutieuse extermination de la population, ces mêmes pillages et destructions de biens, autrement dit l'anéantissement des forces productives du pays, se poursuivirent tout le long du chemin de Moscou à Novgorod. Mais c'est dans cette ville et alentour, dans un rayon de 300 à 400 verstes, que la cruauté fut portée à son comble. Ivan fit barrer toutes les routes qui menaient à l'agglomération afin que personne ne s'échappât et entra à Novgorod le 2 janvier 1570. Après avoir dîné chez l'archevêque Pimen, il donna le signal du pillage et du massacre. Les prêtres, moines, marchands, artisans et simples citoyens riches étaient amenés sur la place où, à coups de gourdin, on leur extorquait leur argent et leurs trésors. Toutes les boutiques, tous les entrepôts furent pillés et détruits. Des stocks énormes de marchandises, cire, lin, chanvre, soieries orientales, etc., furent en grande partie brûlés ou jetés à la rivière. Les gens détroussés et déshonorés étaient liés aux traîneaux et traînés jusqu'au pont sur le Volkhov. On attachait aux femmes les enfants et les nourrissons, avant de les précipiter dans la rivière avec les hommes, les adolescents et les vieillards. Les jeunes filles furent violées avant d'être assassinées. Dans des canots, les opritchniki armés de haches, piques, grappins et sabres, circulaient sur le Volkhov et achevaient ceux qui surnageaient. Le massacre dura six semaines. En moyenne, on exterminait quotidiennement de mille à quinze cents personnes et les Novgorodiens comptaient comme jour faste le jour où il n'y avait que cinq ou six cents victimes (...). Après en avoir terminé avec la ville, les opritchniki se répandirent dans les environs. Dans un rayon de plus de 300 verstes, ils exterminèrent tous les habitants, tout le bétail, tout ce qui était vivant. Toutes les localités, toutes les fermes, le blé dans les granges et dans les champs, tout fut pillé et détruit. Ni sous Staline ni même sous la « direction collégiale » avant le discours de Khrouchtchev au xx.e Congrès, personne n'aurait pu produire en public de telles citations. La figure d'I van l'renait un aspect repoussant qui n'avait plus rien de commun avec la glorieuse image imposée à tous par Staline. Pour les historiens de l'Institut d'histoire, accepter les thèses de Doubrovski et Chéviakov c'eût été reconnaître publiquement leur duplicité servile, si dégradante pour un savant. Il fallait sauver la face, en attendant la suite des événements. Le président de la conférence, L. V. Tchérepnine, l'un des trois rédacteurs des Esquisses dénoncées par Doubrovski, conclut les débats par une déclaration mi-figue, mi-raisin, cherchant visiblement à noyer le poisson : Il est indiscutable qu'I van IV et sa politique ont été idéalisés non seulement dans les œuvres littéraires ou de vulgarisation, mais aussi dans les ouvrages scientifiques. Ces erreurs ont été largement répandues (...). Néanmoins, Doubrovski n'a pas suffisamment étayé l'argumentation scientifique de ses thèses. Bien des points de son exposé ne sont pas convaincants ...

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