Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

14 · lutte contre le « culte de la personnalité » étant ouverte, tous les orateurs reconnurent plus ou moins la nécessité de réviser l'optique stalinienne, hier encore de rigueur. Deux camps se dessinèrent : d'un côté, les membres de l'Institut d'histoire, de l'autre, ceux des institutions indépendantes de ce dernier. Les premiers étaient navrés d'entendre Doubrovski éreinter leurs Esquisses de l'histoire de l' U.R.S.S. 25 • Ce pesant volume fut rédigé dans les dernières années du régime stalinien par les docteurs ès sciences historiques A. N. Nassonov et L. V. Tchérepnine (qui présidait ladite conférence) et le « candidat » 26 A. A. Zimine. Le texte était entièrement conforme aux conceptions imposées par Staline. L'introduction s'ouvrait par une citation-directive du « coryphée de la science». Vingt-trois autres citations de la même autorité, non moins astreignantes, ornaient les pages de ce monument de l'historiographie stalinienne. Nous y trouvons notamment : L'étude des problèmes les plus importants de l'histoire de notre pays au XVIe si~cle a permis aux historiens soviétiques de publier des ouvrages de synthèse sur l'histoire de l'Etat russe centralisé à l'époque de sa consolidation. Les trois seuls ouvrages de synthèse à être cités sont précisement ceux des adulateurs d'Ivan le Terrible : Bakhrouchine, Vipper et Smirnov, que Doubrovski venait de dénoncer avec véhémence 27 • Les membres de l'Institut d'histoire étaient évidemment très sensibles au camouflet infligé à leur ouvrage par Doubrovski. Contraints d'admettre la nécessité de réviser leurs conceptions et de les adapter, une fois de plus, à la nouvelle «ligne» du Parti, ils s'e:fof rcèrent néanmoins de combattre les arguments de Doubrovski. I. I. Smirnov se défendit âprement : Il est profondément erroné de vouloir découvrir le culte de la personnalité dans tous les ouvrages consacrés aux personnages historiques. Adopter cette attitude à l'égard des travaux des historiens soviétiques, c'est tomber d'un extrême dans l'autre: du culte antimarxiste de la personnalité, on passe à la négation anarchiste du rôle des chefs (...). La terreur de l'opritchnina était une modalité de la lutte contre les principicules et les boyards, détenteurs des francs-alleux, et non pas, comme l'affirme Doubrovski, une extermination absurde des hommes de toutes les couches sociales, perpétrée sans aucune nécessité objective (...). De plus, l' « horrible lutte sanglante » qui caractérise l'époque de formation d'un Etat autocratique n'est point une exclusivité de l'histoire russe, encore moins le fruit des qualités individuelles d'Ivan le Terrible. Elle constitue un trait commun à telle période historique de plusieurs pays (guerre des Deux-Roses en Angleterre, nuit de la Saint-Barthélémy en France, « bain de sang» de Stockholm), 25. Paru aux Editions de l'Académie des sciences. Bon à tirer du ·21 février 1955. 26. Titre intermédiaire entre licencié et docteur, 27. Op. cit., p. 219 BibliotecaGino Bianco -. LE CONTRAT SOCIAL A. A. Zimine riposta d'une façon plus souple et astucieuse : De nombreux historiens soviétiques, particulièrement dans les ouvrages de vulgarisation publiées en 1942-44, ont effectivement glorifié outre mesure Ivan IV (...). Mais Doubrovski commet une erreur grave en considérant les événements les plus saillants du XVIe siècle comme un ·résultat de l'activité personnelle d'Ivan. En critiquant Vipper, Bakhrouchine et Smimov, il exagère, lui aussi, le rôle personnel d'I van IV dans l'histoire de la Russie. On ne peut pas, comme le fait Doubrovski, confondre les moyens et les modalités de la politique d'opritchnina avec son contenu objectivement progressiste. Les historiens du camp opposé, forts de la «ligne » du moment, furent beaucoup moins embarrassés pour approuver Doubrovski, sans être toutefois toujours d'accord avec son interprétation : · L'historiographie soviétique a nettement tendance à personnaliser les événements. Ainsi, l'histoire militaire russe est centrée sur des personnages saillants : Alexandre Nevski, Ivan le Terrible, Minine et Pojarski, Pierre Jer, Roumiantsev, Souvorov, Koutouzov. L'historiographie concernant le xv1e siècle contient des erreurs graves, imputables au culte de la personnalité (...). L'armée de l' opritchnina n'était point progressiste, car elle était recrutée et organisée suivant le modèle de l'armée russe régulière de son époque .. ~ (A. I. Korotkov, historien militaire, du comité de rédaction de la revue la Pensée militaire.) Certains historiens jugent l'activité d'Ivan le Terrible d'après le principe : la fin justifie les moyens. Cela est manifeste dans maints travaux, y compris ceux de Smirnov, qui souffrent des défauts imposés à notre littérature par le culte de la personnalité. (la. I. Linkov, de l'Institut de muséologie.) Dans les Esquisses de l'histoire de ['U.R.S.S., la monarchie tsariste du XVIe siècle est présentée comme un Etat fondé sur le droit et dans lequel toutes les normes du droit pénal étaient strictement observées. Ces affirmations sont contraires à la vérité et constituent une dérogation flagrante au marxisme. (S. A. Pokrovski, de l'Institut de droit de l'Académie des sciences.) _ Les traits négatifs du caractère d'I van IV ne doivent pas être passés sous silence. Ce tsar était un tyran et un bourreau vindicatif et pervers, s'adonnant froide- .ment au vice, mais portant toujours un masque d'humble pécheur repentant, à la fois cagot, tartufe et déséquilibré mystique. (V. D. Koroliouk, de l'Institut d'études slaves de l'Académie des sciences.) Mais ce fut l'intervention de V. N. Chéviakov, professeur à l'Institut pédagogique 28 de la région de Moscou, qui porta le coup le plus rude au rôle prétendument progressiste de l' opritchnina : Les étudiants nous posent des questions tout à fait sensées : si, après l'opritchnina, 93 % des demeures sont devenues vides dans la région de Novgorod, si 89 % des maisons de Mojaïsk et 92 % des maisons de Kolomna furent abandonnées, tandis que les villes de Dmitrov et d'Ouglitch ainsi que presque tous les 28. Ecole normale qui prépare les professeurs de l'enseignement secondaire.

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