Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

B. DELIMARS lequel avait déjà remarquablement incarné Ivan dans un film précédent et dans la pièce de V. A. Soloviev 20 en 1945. Le maître de !'U.R.S.S. tenait à leur donner personnellement ses directives. Dans ses Mémoires, Tcherkassov raconte l'entrevue : Ivan IV était un grand et sage souverain qui protégeait le pays contre la pénétration des influences étrangères et s'efforçait d'unifier la Russie. Parlant de l'activité progressiste du tsar, Staline souligna qu'il avait été le premier à instituer en Russie le monopole du commerce extérieur, mesure qui, après lui, n'avait été reprise que par Lénine. Staline fit également ressortir le rôle progressiste de l'opritchnina dont le chef, Maliouta Skouratov 21 , était un grand chef de guerre russe, glorieusement tombé dans la guerre contre la Livonie. Staline précisa que le tsar avait eu tort de ne pas liquider définitivement les cinq grandes familles féodales qui existaient encore de son temps, qu'il n'avait pas conduit à son terme la lutte contre les francs-alleux. Sans cette erreur, il n'y aurait pas eu de Temps des troubles. Avec humour, Staline dit qu'en l'occurrence u Dieu avait entravé Ivan » : le tsar liquide une famille féodale, une lignée de boyards, puis il se repent et prie toute une année pour l'absolution de son âme, alors qu'il lui aurait fallu agir encore plus résolument 22 • Cette nouvelle conception stalinienne d'I van et de son règne, cette contrevérité historique flagrante, devint obligatoire pour les Russes. Elle freina et faussa les recherches historiques concernant les deux derniers tiers du xvie siècle. S'écarter tant soit peu de la thèse officielleconstituait une hérésie dangereuse. * ,,.,,. L'HISTORIOGRAPHIE soviétique resta solidement muselée après la mort de Staline, aussi . longtemps que le culte de sa personnalité demeura intact. La libération ne vint qu'en février 1956, après le fameux discours « secret» de Khrouchtchev au X.Xe Congrès. L'abolition du culte de Staline entraîna aussitôt le « déboulonnage » de son prototype couronné. La réaction de nombreux historiens, depuis si longtemps persécutés pour toute trace de nonconformisme, ne se fit pas attendre. Deux mois seulement après le discours «secret», les 14 et I 5 mai 1956, l'Institut d'histoire de l'Académie des sciences de !'U.R.S.S. réunit une conférence de sa section d'histoire de la période féodale russe afin d'analyser le jugement porté sur l'activité d'lvan le Terrible. L'exposé principal fut présentépar le professeur S. M. Doubrovski. Ce rescapédes camps staliniens critiqua violemment l'idéalisation outrancière d'Ivan et les travaux de Vipper, Bakhrouchine et I. I. Smimov. 20. Tcherka11ov avait obtenu le prix Staline en 1945 et V. A. Solovicv en 1946. 21. Exkutcur des hautes œuvrcs d'Ivan le Terrible, traditionnellement conaidiri par Ica Russes comme le plus r~upiant tortionnaire de toute leur histoire. 22. N. K. Tcherka11ov : M,moir11 d'un acteur sovi4rs'qu,. Moscou 1953, pp. 380-82. Biblioteca Gino Bianco 13 Doubrovski fulmina contre Vipper qui, dans les deuxième et troisième éditions (1942 et 1944) de son livre, avait «placé ce tsar sur un piédestal encore plus élevé que dans la première édition de 1922 ». Il lui reprocha de justifier toutes les atrocités et de vouloir ignorer que la prétendue lutte contres les boyards ne servait en réalité qu'à camoufler les violences et pillages inouïs du tsar et de ses sicaires. Doubrovski n'était guère plus tendre pour Bakhrouchine. Celui-ci « avait pris pour argent comptant tous les racontars sur la trahison lancés par Ivan IV » et soutenait que le tsar n'était ni un « ange de vertu» ni un énigmatique scélérat de mélodrame, mais un grand homme d'Etat de son époque qui comprenait parfaitement les intérêts et les besoins de son peuple et luttait pour les satisfaire. Quant au professeur I. I. Smirnov, présent à cette conférence, Doubrovski lui reprocha d'avoir, dans tous ses ouvrages, glorifié et idéalisé Ivan. Selon lui, Smirnov avait maquillé les sources et trié les complaintes et chansons de geste pour essayer de prouver qu'Ivan le Terrible s'est maintenu dans la mémoire du peuple « comme un héros épique et non pas seulement comme un personnagehistorique ». Après ces attaques virulentes, à vrai dire plus passionnées que scientifiques, contre les trois zélateurs du culte stalinien d'Ivan IV, Doubrovski constate : Une multitude de brochures, articles de journaux et de revues, chapitres de manuels d'histoire et cours universitaires, conférences publiques, etc., furent consacrés au cours des quinze dernières années à la glorification d'Ivan IV. Ainsi, par exemple, dans les Esquisses de l'histoire de l' U.R.S.S. - Période féodale. Fin du xve - début du xvue siècle, éditées à Moscou en 1955, on constate une surestimation flagrante du rôle historique d'Ivan IV et de l'opritchnina. Au même moment, de nombreuses œuvres littéraires et artistiques présentaient au public une figure idéalisée de ce tsar. Les déclarations de Staline contribuaient à cette idéalisation. Doubrovski cite à l'appui de ses affirmations les Mémoires de Tcherkassov : Bien entendu, ces jugements de Staline sur Ivan IV et l'opritchnina, la comparaison de ce tsar avec Lénine, sa mention des « erreurs » d'I van et sa conception des causes du Temps des troubles ne peuvent en aucun cas être considérés comme marxistes 23 • Un long débat suivit l'exposé de Doubrovski 24 • Il est fort révélateur de la mentalité des historiens soviétiques de l'ère post-stalinienne. La 23. Cet expos~ fut publi~ deux mois plus tard dans la revue Questioib d'histoire, n° 8, aoOt 1956, pp. 121-29, mais comme un article personnel de Doubrovski, sans aucune mention de la conf~rcnce en question. 24. Le compte rendu des d~bats fut publi~ dans Questions d'histoir,, n° 9, septembre 1956, pp. 195-203 : M. D. Kourmatchcva : • Sur le r~ane d'Ivan le T crriblc •·

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