Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

B. DELIMARS sauvagerie, soif de pouvoir, mégalomanie, sadisme et mépris de la vie et de la dignité d'autrui, couardise et méfiance pathologique confinant à la manie de la persécution se retrouvent chez Ivan IV, son lointain prédécesseur sur le trône du Kremlin. Staline avait trouvé en Ivan le Terrible une âme sœur, presque un sosie. Il lui prêtait des visées grandioses : consolidation de l'autocratie, création d'un Etat fortement centralisé et puissant, qui répondaient à sa propre manie des grandeurs, tandis que les exécutions en masse, l'assassinat par le tsar de ses collaborateurs les plus proches pré~guraient les épurations, déportations, liquidations et autres atrocités staliniennes. L' opritchnina coïncidait, à travers les siècles, avec la Tchéka, le Guépéou et le N.K.V.D., et Maliouta Skouratov se retrouvait en léjov et en Béria. Dans ces conditions, le règne d'I van IV pouvait servir à justifier et à expliquer la nécessité historique du régime stalinien. Depuis longtemps déjà, Pie~e le Grand servait de modèle flatteur pour Staline, transformateur de la nature et bâtisseur d'usines et de canaux. Ivan le Terrible devait devenir à son tour le prototype de Staline, maître perspicace et justicier implacable de tous les ennemis de !'U.R.S.S. Durant la « grande guerre patriotique », le Kremlin exhuma, afin de réchauffer l'ardeur des Soviétiques, toutes les grandes figures militaires de la Russie. Alors Ivan fut porté au pinacle et pr~clamé le plus grand tsar (après Pierre) de l'histoire russe. On retira de l'enfer des bibliothèques l'lvan ?e Terrible de Vipper. Paru en 1922, cet ouvrage idéalisait le tsar et son autocratie. Vipper voyait en Ivan III et en son petit-fils Ivan IV « deux chefs et organisateurs géniaux du pays le plus puissant de leur temps », louait « la grandeur de leur dynastie qui avait su s'élever au-dessus des classes et les maintenir dans un ordre strict ». Il exaltait « la personnalité puissante» d'lvan le Terrible qui nourrissait « le grand dessein de ~sformer la Moscovie semi-asiatique en une pwssance européenne (...) et avait échoué dans ce jeu trop risqué» 12 • Vipper avait jadis déplu à Lénine, pour qui « la méthodologie de ce professeur cherchait à flatter la bourgeoisie dominante ». Vipper émigra donc en 1924 dans sa Lettonie natale et enseigna à l'Université de Riga. Après l'occupation.. de cette ville par l'Armée rouge en 1940, il fut ramené à Moscou où il remania son ouvrage qui ne répondait pas suffisamment aux vues de Staline. Dans les deuxième et troisième éditions, parues en 1942!et 1944, Ivan devient « un géant, maître 12. R. lou. Vipper : ltJan le T~ble. Moscou 1922, p. 205. Il est à noter que la Grande Bncyclap,die Swi,rique (titre abrigi : G.B.S.), 2• id., 1951, tome VIII, p. 148, passe sous silence l'idition de 1922, ne mentiOMant que celles de 1942 et 1944. Biblioteca Gino Bianco 11 des peuples et grand patriote » et l' opritchnina acquiert une grande valeur politique, militaire et sociale : Il est grand temps de comprendre enfin que la création de l'opritchnina était avant tout une très vaste réforme administrative, imposée par les difficultés toujours croissantes de la grande guerre menée pour ouvrir une fenêtre sur la Baltique et entrer en relation avec l'Europe occidentale (...). L'opritchnina était une réforme progressiste, bien qu'elle ait été accompagnée de certains excès 13 • Bakhrouchine (1882-1950), historien consciencieux et spécialiste estimé de la colonisation russe en Sibérie, écrivit pendant la deuxième guerre mondiale une série de travaux concernant le passé héroïque du peuple russe. Dans son Ivan le Terrible à la lumièredes rechercheslesplus récentes, il idéalise le personnage : Ses réformes reçurent un accueil chaleureux de la part du peuple russe, car elles assuraient l'ordre dans le pays et la défense contre les ennemis de l'extérieur( ...). Nous avons en Ivan( ...) un grand homme d'Etat de son époque, comprenant parfaitement les besoins du peuple et luttant pour les satisfaire 14 • I. I. Smirnov, jeune spécialiste du féodalisme russe, allait encore plus loin : Ivan IV devenait « un géant qui comprenait à merveille les événements et prévoyait la marche de l'histoire. La masse du peuple russe le soutenait ardemment dans sa lutte contre les boyards pour consolider l'autocratie 15 • » L'image flatteuse du tsar s'identifiait de plus en plus avec celle que le culte de la personnalité attribuait à Staline et la glorification du prototype couronné ne faisait que s'amplifier grâce au cinéma et à la littérature, pour la plus grande satisfaction du nouveau despote. Tout le monde connaît le film Ivan le Terrible d'Eisenstein, projeté sur les écrans soviétiques en 1945 et couronné du prix Staline en 1946. Le talent très particulier d'Alexis N. Tolstoï, qui avait déjà servi à glorifier Pierre le Grand, l'autre prototype de l'autocrate du Kremlin, dans son roman Pierre Jer (prix Staline en 1941), fut également mis à contribution. Ce «comte prolétarien», toujours prêt à satisfaire les désirs du pouvoir, écrivit un récit en deux parties sous le titre général d'lvan le Terrible : L'Aigle et sa femelle (1942) et Les Années difficiles (1943). Cet éloge du« grand homme d'Etat de l'époque de la formation de l'Etat russe centralisé» fut édité à plusieurs millions d'exemplaires et reçut le prix Staline en 1946. Entre 1943 et 1946 fut publiée, à plusieurs millions d'exemplaires, une vaste trilogie-dithyrambe de V. I. Kostylev, intitulée éga13. Op. cit., 3e id. Moscou 1944, pp. 51, 58 et 81. 14. Réidité dans S. V. Bakhrouchinc : ŒutJres sci,ntififuu. Moscou 1954, p. 319. 15. I. I. Smirnov : Ivan l, Terribl,. Léningrad 1944.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==