Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

10 Autre sommité de cette même école, S. M. Soloviev (1820-79) avait adopté une attitude plus nuancée. Formé par la lecture de Hegel et des historiens français du temps de Louis-Philippe, il concevait l'histoire comme un processus organique régulier dans lequel la place centrale appartient à l'évolution de l'Etat : Le siècle posait de graves problèmes à l'Etat. A la tête de celui-ci se trouvait un homme porté aux solutions immédiates et radicales (...). Le caractère et les agissements d'Ivan IV s'expliquent historiquement par le heurt de l'ancien et du nouveau, ainsi que par les événements survenus pendant l'enfance du tsar, lors de sa maladie et après celle-ci. Mais ce caractère et ces agissements peuvent-ils être justifiés moralement par ces deux éléments 6 ? La réponse est« non» car Ivan n'a point lutté contre ses passions mauvaises : Je sais que je suis méchant, avouait-il lui-même. Cet aveu l'accuse et ne le justifie pas. On ne peut lui refuser des dons et une culture très grande pour son époque, mais ils ne font qu'aggraver son cas. On veut excuser ses atrocités par les mœurs de son temps. Certes, l'état moral de la société n'était pas attirant; les mœurs étaient rudes, les actions cruelles et sanglantes étaient monnaie courante. Au lieu de déshabituer les Russes de tout cela, le tsar Ivan aggrava la maladie en les accoutumant encore davantage aux tortures, aux bûchers et aux billots. Il sema des graines terribles et la moisson fut effrayante : son fils aîné tué de sa ·propre main, assassinat de son cadet à Ouglitch, règne de l'imposteur et horreurs du Temps des troubles (ibid., p. 713). De leur côté, les écrivains révolutionnaires s'opposaient à cette interprétation. V. G. Biélinski voyait en Ivan le Terrible« un homme extraordinaire, une âme énergique, gigantesque », dont la lutte contre les boyards ne faisait que continuer la politique d'Ivan III, son grand-père, qui visait à consolider l'Etat russe. « Cette lutte lui était imposée par les impératifs historiques et sa tyrannie avait un sens profond 7 • » A la fin du xixe siècle, les historiens libéraux se rapprochent de la version proposée par l'historiographie officielle.Le professeur Ilovaïski (18321920), auteur de manuels d'histoire longtemps obligatoires dans les écoles secondaires, écrit : La prétendue lutte d'I van IV contre les boyards n'était point à proprement parler une lutte, car cette classe n'opposait aucune résistance sérieuse à l'arbitraire déchaîné du tsar. L'opritchnina n'était qu'une tyrannie absurde, un arbitraire sanglant et immotivé( ...). Le souverain était une nature perverse, despotique et passionnée( ...), envoyée par le Ciel à notre peuple pour éprouver • 8 sa patience ... 6. S. M. Soloviev : Histoire de la Russie depuis les origines, livre III, p. 712. 7. Cité par Zimine : op. cit., p. 18. 8. D. I. Ilovaïski : Histoire de Russie. Moscou 1890, tome III, pp. 263 et 330-31. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Pour Kostomarov (1817-85), Ivan était « un névrosé, un tyran ivrogne, débauché et assoiffé de sang, un despote têtu et poltron » 9 • Klioutchevski, l'historien le plus populaire de la fin du siècle, voit dans la lutte d'I van contre les boyards un effort pour mettre fin à « l'absurdité » qui régnait dans les rapports entre le souverain et ses serviteurs. L'Etat moscovite du XVIesiècle était une monarchie absolue, mais dotée d'un personnel dirigeant aristocratique. A côté du trône avait grandi une autre force, l'organisation de l'aristocratie, reconnue par le tsar lui-même, mais gênante pour lui: Les deux partis ne pouvaient ni s'accorder ni se passer l'un de l'autre. Ils décidèrent donc de se séparer et de vivre côte à côte, mais sans avoir de rapports (...). Les opritchniki n'étaient point substitués aux boyards, mais utilisés contre eux. Du fait même de leur mission, ils ne pouvaient être que des bourreaux et nullement des administrateurs( ...). L'opritchnina était une arme de combat contre les personnes (...). Chargée d'assurer la sécurité personnelle du tsar, elle était un produit de l'imagination craintive d'Ivan IV. En exterminant la sédition supposée, elle créait l'anarchie, et, tout en protégeant le tsar, ébranlait les assises mêmes de l'Etat (...). Après la fuite du prince Kourbski en Lithuanie en 1564, le tsar s'exagéra le danger. En homme terrorisé, il commença à asséner des coups à droite et à gauche, sans distinguer les am,is des ennemis 10 • Au contraire, pour l'académicien Platonov (1860-1933), l'opritchnina anéantit le régime séculaire des alleutiers de haute noblesse et écrasa l'aristocratie apanagée 1 ~. Sous le régime soviétique, les historiens «marxistes-léninistes» se ·sont naturellement efforcés de découvrir les raisons sociales et économiques des faits et gestes d'Ivan le Terrible et les motifs « de classe » de sa politique. Mais tant que le « coryphée de la science», l'omniscient Staline, n'avait pas pris nettement position, ils s'abstenaient d'un jugement d'ensemble nettement formulé, se limitant à des problèmes de détail et à la recherche des sources concernant le xvie siècle russe. LA DÉNONCIATIOdNu culte de la personnalité de Staline a jeté une certaine lumière, depuis le xx.e Congrès (février 1956), sur l'abjection du scélérat quasi dément qui, si longtemps, régna en autocrate sur !'U.R.S.S. et sur lespartis communistes du monde entier. Les principaux traits de caractère. de ce despote : orgueil sans home, 9. N. I. Kostomarov : Œuvres. Saint-Pétersbourg 1905, livre V, tome XIII, p. 447. 10. V. O. Klioutchevski: Cours d'Histoire russe, tome II, pp. 190-97. Première édition en 1906, réédité à Moscou en 1957. 11. S. F. Platonov : Précis de l'histoire des troubles dans l'Etat moscovite aux XVJe-XVJJe siècles. Moscou 1937, p. 119.

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