Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

DÉSTALINISATION D'IV AN LE TERRIBLE par E. Deli1nars PEU DE SOUVERAINS ont subi autant d'avatars de la main des historiens, écrivains et artistes qu'Ivan IV, dit le Terrible. Ce tsar constitue une énigme à laquelle, à chaque étape de l'évolution historique et suivant l'idéologie du moment, les Russes ont donné des solutions différentes, voire contradictoires. Les contemporains, victimes ou témoins des atrocités de la seconde moitié du long règne d'I van, oubliaient les réformes importantes de ses jeunes années. Ils ne voyaient dans cette période que l'extermination insensée des boyards et du peuple, calomnieusement accusés de trahison ou de sorcellerie, un carnage absurde uniquement motivé par la cruauté•perverse du souverain. Mais au xv111e siècle, l'historien V. N. Tatichtchev (1686-1750) justifiait déjà le régime d'Ivan le Terrible et condamnait « les révoltes et trahisons de certains boyards dévoyés ». Sous Catherine II, leprince Chtcherbatov ( 1733-90) niait l'existence d'un conflit entre la noblesse et le tsar mué en tyran qui mena le pays à la ruine 1 • Cette interprétation fut aussi celle de N. M. Karamzine. Cet historiographe officiel, conscient d'un lien indissoluble entre la noblesse et l'autocratie, condamnait Ivan dans son Histoire de l'Etat russe 2 et affirmait que les boyards, traditionnellement dévoués au trône, n'avaient nullement conspiré. Son Ivan était un tortionnaire que le pays avait supporté pendant un quart de siècle en s'armant uniquement de prières et de patience. En créant l' opritchnina, le tsar avait constitué un apanage particulier à l'intérieur de l'Etat, afin (...) d'y vivre entouré de gardes du corps (...). Mais cela ne fut qu'un prétexte à de nouvelles atrocités. Pour Karamzine, les complots des boyards n'existaient que dans « l'esprit troublé du tsar» 1. A. A. Zimine : L'Opritchnina d' Ivan le Terrible. Moscou 1964, pp. 10-u. 2. En neuf volumes, parus de I BI8 à 1829. Biblioteca Gino Bianco et la période de l'opritchnina (1565-72) ne fut que le produit de sa psychopathologie. Cette thèse marqua profondément l'opinion publique russe dans la première moitié du xrxe· siècle. D'une part, elle affirmait le dévouement de la noblesse et du peuple au trône, ce qui flattait les souverains de la dynastie des Romanov, issue de victimes d'Ivan le Terrible. D'autre part, l'image abjecte du tyran permettait aux jeunes nobles, gagnés aux idées révolutionnaires de l'époque, de reporter sur Ivan IV leur haine de l'autocratie. Pour les décembristes, Ivan fut « un tsar enragé qui, durant vingt-quatre ans (1560-84), se baigna dans le sang de ses sujets » 3 • La victoire de la réaction sous Nicolas 1er ne fit que renforcer la thèse de Karamzine. M. A. Pogodine (1800-75) se demandait à propos des atrocités perpétrées par le tsar Ivan : Pour quelle raison ? Une résistance se manifestaitelle ? Avait-on découvert des complots ? Avait-on tenté de renverser le joug abhorré ? Rien de tout cela. Les têtes tombaient, les tortures se multipliaient, mais tout resta calme, paisible, soumis et obéissant jusqu'au dernier soupir de ce scélérat 4 • Sous Alexandre II, dans la fermentation intellectuelle du «dégel» des années 1860, une autre interprétation fut proposée par la nouvelle école historique. K. D. Kavéline (1818-85) écrivait : Le règne d'I van IV mettait fin à la lutte de l'Etat centralisé contre les princes apanagés et les boyards francs-alleutiers; l'opritchnina tentait pour la première fois de substituer une noblesse de service à la noblesse de haute lignée, la valeur personnelle au droit de naissance et au sang bleu (...). Les actes terribles du tsar devaient lui être imposés par des raisons objectives profondes 6 • 3. Le Düabriste M. Lounine. Œuvres et Lettres. P~trograd 1923, p. 80. 4. Cit~ par Ziminc : op. cit., p. 14. S· Ibid., pp. 15-16.

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