Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

L. EMBRY l'anarchie antérieure succédait le règne de la vérité officielle incessamment répétée à l'exclusion de toute dissonance. On ne se contenta pas de surveiller étroitement les publications, de confier à un ministre la rédaction directe ou indirecte des éditoriaux, de faire rugir dans les haut-parleurs des voix impérieuses ; la marche en musique, les grands rassemblements, les meetings monstres entretinrent cette sensation d'omniprésence et de contact immédiat grâce à quoi la conscience descend, comme pour s'y réchauffer, dans les profondeurs de la vie élémentaire. Ainsi prenait forme et vie la doctrine selon laquelle l'individu n'est qu'un globule dans le fleuve rouge sombre du sang et de la race. Il importe toutefois de comprendre que, s'il deve: nait ainsi nécessaire de suivre un chef en qw les énergies ethniques s'élevaient jusqu'au langage clair, la solidarité physiologique n'effaçait pas toutes les nuances distinctives de l'existence personnelle. De l'appartenance à une race on ne peut pas déduire un nombre indéfini de conséquences inflexibles, et c'est pourquoi, dans l'Allemagne hitlérienne, la pensée ne perdit jamais ni toute son· élasticité ni toute son indépendance. Le système atteignit par contre son entière rigueur dans la Russie de Staline et la Chine de Mao parce que la doctrine marxiste, dogmatiquement comprise, alimente quand on le veut une scolastique à la fois rigide et englobante qui asservit la vie privée jusqu'en ses détails. Les dictateurs conçurent l'idée diaboliquement simple que l'homme ne doit jamais se retrouver seul avec sa conscience, que la moindre minute de sa journée doit l'intégrer dans un ordre actif soumis à des normes générales, la mobilisation civile et permanente devenant ainsi l'état de fait pour le peuple entier, qu'il s'agisse du travail dans les champs ou du travail à l'Université. La collectivisation forcée de la vie agricole, aujourd'hui atténuée parce que la sourde résistance des paysans s'est révélée irréductible, fut sans doute la tentative la plus oppressive qu'on ait jamais vue pour détacher l'homme de la nature et de sa nature, pour le soumettre à la mécanisation intégrale, pour le contraindre, selon la hideuse expression chinoise, à « coller à la masse », à n'être plus qu'un matériau dans une conglutination gigantesque. Les fréquentes réunions politiques, les grands défilés sous les oriflammes, ne sont que les parades majeures d'une vie communautaire plus grise en U.R.S.S., plus colorée en Chine, et les affirmations d'une volonté unanime dictée par les chefs. Cela étant, il est bien inutile de se demander quel est le sort des moyens d'expression de la pensée, politique ou non, car tout est politique et le communisme est un bloc; de l'affiche et du tract au journal, au livre, à la radio, tout est absolument « au service du peuple», c'est-à-dire propriété exclusive de l'Etat. Il est admis d'ailleurs que les chefs sont omniscients et infaillibles,ce pourquoiils abhorrenttoutrévisionnismecommeunehérésie,encore que l'expérienceles obligesouvent à révisereuxBiblioteca Gino Bianco 7 mêmes leur programme et leurs décrets ; quelque peu détendu en U.R.S.S., davantage encore dans les pays satellisés, le régime conserve force e~tière dans l'immense Chine et, par elle, prétend touJours s'imposer au monde communiste. · Cette fabrication en série et en masse de l' opinion publique, cette manière de l'utiliser comme une force motrice, un élément de la puissance nationale, seront-elles considérées par les historiens futurs comme la marque d'une période barbare, ou bien devons-nous voir dans le régime chinois la préfiguration de ce que l'avenir nous réserve ? N'oublions pas qu'en ce domaine comme en tous les autres le communisme se croit d'accord avec la ligne générale de l'évolution, donc le progrès scientifique et technique ; il idolâtre la machine et l'on se souvient que Lénine, dans une Russie ravagée et ruinée, proclamait sa foi en l'électricité puisqu'il ne lui était pas encore permis de la dédier à l'énergie atomique. L'empirisme des sociétés démocratiques et capitalistes ne fait-il qu'ébaucher la technocratie communiste, elle-même grossière et pesante mais déjà très fortement dessinée ? Impossible de nier, hélas, que se développent avec une inquiétante rapidité tous les moyens d'agir sur les cerveaux humains : extension continue de l'école, création d'une psychologie que l'on dit scientifique et qui opère sur nos sens comme sur notre imagination, qui provoque s'il lui plaît des hallucinations collectives, radio, télévision, cybernétique, tout cela atteignant un degré de perfection matérielle, d'instantanéité, d'ubiquité, de pénétration immédiate, devant quoi l'on demeure confondu. Le temps n'est plus éloigné où nous pourrons voir tous les hommes simultanément mis en transe ou en branle par les mêmes représentations, à moins qu'il ne s'agisse au contraire de représentations ennemies qui s'affrontent. Que ce soit là un problème vital pour nos sociétés, pour la liberté, pour la pensée humaine, qui en pourrait douter ? Le monde tremble devant le spectre de la guerre atomique, somme toute peu probable, mais il ne prête pas assez d'attention à d'autres périls, gros d'une très menaçante fatalité. Il doit faire face à la nécessité de nourrir les peuples misérables et de parer aux conséquences d'une formidable poussée démographique ; il doit aussi organiser la défense de notre vie nerveuse, cérébrale, intellectuelle, contre les agents de destruction, de dérèglement ou d'asservissement qui ne cessent de nous assaillir. La protection de notre corps est assurée par des millions de spécialistes dotés d'un éqwpement prodigieux, mais celle de notre pensée ne l'est pas du tout, sinon en des conditions très discutables, et il s'ensuit que, de toutes les thèses marxistes, la plus acceptable reste celle de l'aliénation, pourvu qu'on explique le péril par ceux-là mêmes qui se flattaient de le dénoncer et de l'exorciser. C'est le communisme totalitaire et scientiste qui engendre la forme parfaite de l'aliénation. Il est vrai que le choix nous reste entre deux pers-

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