Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

6 On entend bien que cette vue de l'institution journalistique était d'ores et déjà conventionnelle, abstraite et utopique, mais enfin la réalité s'harmonisait encore assez bien avec l'âge d'or· de l'idéologie ·libérale et bourgeoise, avec l'époque des graves doctrinaires et des luttes d'éloquence en des assemblées peu différentes de l'Académie des sciences morales et politiques. Mais tout le monde sait que l'apparition de Girardin et ses audacieuses initiatives inaugurent une autre période dont les -traits caractéristiques ne cesseront plus de s'accuser en un relief parfois monstrueux. Voici venus les temps du journal à grand tirage et à-bas prix, destiné à une clientèle à peu près inculte. L'introduction du roman-feuilleton, dans le style encore très relevé d'Eugène· Sue ou d'autres fournisseurs patentés, suffit à montrer que le divertissement populaire l'emporte sur le souci de la discussion intellectuelle, même lorsqu'il se combine avec la fourniture d'une information plus ou moins frivole ou frelatée. Il est trop facile de voir vers quelles· extrémités devait conduire l'exploitation des goûts et des besoins ainsi mis au jour, dès l'instant que la presse devenait une entreprise industrielle et commerciale de vaste envergure. Le journal moderne était condamné à reconnaître ou à quémander deux alliances d'une importance très inégale : d'une part, il lui fallait se lier à une tendance· politique, à un parti, à une faction dont il servait les intrigues et les ambitions d'une manière patente ou occulte ; de l'autre, il dépendait de ressources qui n'avaient plus rien à voir avec celles de la vente visible au numéro et qui, étendant à l'infini les bonnes vieilles méthodes du mécénat ou de la subvention officielle, ne pouvaient plus provenir que de rapports étroits avec le monde capitaliste, la publicité payante n'étant que la formé la plus banale et la plus honnête de ces relations d'affaires. Les choses allèrent si vite qu'en moins d'un siècle la structure du journal, d'abord commandée par l'ambition de ressembler à un discours ou à un débat parlementaire, a été remaniée ou refondue de telle sorte que_les artifices publicitaires en ordonnent toute la disposition et toutes les apparences. Ainsi parurent, sous l'empire d'une loi génétique qui n'avait plus aucun rapport avec la philosophie libérale, ces trusts de presse gouvernés par des financiers bien plus puissants que la plupart des ministres, qui s'appelèrent Hearst, Northcliffe, Beaverbrook ou Hugenberg, pour ne citer que ces princes. 11 va sans dire que la prétention d'enseigner ou d'éduquer un public ignorant est désormais tout aussi désuète que l'idéalisme libéral et le socialisme utopique, le but véritable étant d'échauffer afin de propulser, de dicter un geste ou_ une opinion passionnelle plus que d'éveiller une pensée. La science des effets psychologiques sur la foule, fomentée puis stimulée par la propagande et la publicité, atteint aujourd'hui à une précision dont on. peut tirer des prévisions comparables, par leur relative· exactitude, à celles de la météorologie. Qu'en sera-ce maintenant qu'à Biblioteca Gino Biarico -.. , LE CONTRAT SOCIAL l'énergi~ suggestive de l'imprimé s'ajoute celle, bien supérieure,, de la radio et de la télévision, celles-ci d'ailleurs inévitablement liées à la vie des Etats et requérant par conséquent un contrôle au moins partiel? C'est en vain qu'on instaure · dans les pays démocratiques un statut de la radio chargé de sauvegarder le pluralisme des opinions et l'officielle neutralité du pouvoir dirigeant ; on ne saurait laisser à nul intérêt privé l'usage exclusif de techniques aussi redoutablement efficaces et l'on use de cette évidence pour légitimer une surveillance dont il devient bien difficile de tracer les limites. Une administration de l'opinion prend corps et, bien qu'elle s'abstienne de tout ce qui donnerait trop manifestement l'impression que le citoyen reçoit des consignes uniformes, elle crée sans même le vouloir l'alignement dans la médiocrité, la prévalence de certaines moyennes naturellement très basses, comme il en est toutes les fois que s'exerce la pesée des grands nombres. Le régime actuel n'est pas toujours, tant s'en faut, volontairement funeste, mais il ne peut s'empêcher d'être débilitant pour la pensée personnelle, et donc peu favorable à la liberté. LES PRÉDICTIONS MARXISTES ont été très généralement démenties par les faits ; cela vaut même pour la loi la plus simple et qu'on pouvait juger à peu près évidente, celle de la concentration des entreprises. On pouvait croire qu'elle s'appliquerait aisément dans le domaine des industries de presse, et c'est cependant aux Etats-Unis, modèle classique de la démocratie capitaliste, que ce phénomène fut et reste peu constatable. On n'y voit pas, comme en Angleterre et plus encore au Japon, des journaux-colosses qui paraissent chaque jour à des millions d'exemplaires, mais de nombreux quotidiens d'importance· moyenne et diversement rattachés à des situations locales ; de même, les chaînes de radio et de télévision sont multiples, comme il convient en un régime de libre concurrence. Sans doute, il ne faut pas se faire d'illusions, car nous ignorons quelles liaisons financières et politiques existent entre les groupes qui forment ou manipulent l'opinion ; il reste pourtant indubitable que cette opinion n'est pas totalement enrégimentée, qu'elle a ses tendances naturelles et ses réactions spontanées. Partout donc où le monolithisme des pensées a été nettement conçu "comme lin but et imposé dans une large mesure, il en faut chercher la cause non point en une évolution économique relevant des explications fournies par le matérialisme historique, mais en des desseins politiques à la fois arbitraires et pragmatiques, la dictature intervenant pour se consolider et se perpétuer. C'est peut-être la révolution nazie, spectaculaire et théâtrale plus- qu'aucune autre, qui se chargea de la démonstration ostensible en créant un ministère de la Propagande où l'on ne tarda pas à voir une des pièces· maîtresses- du régime; à

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