326 « mystères du Kremlin » qui ne voient pas les simples réalités étalées au grand jour. Les bolchéviks n'ont jamais cessé d'organiser, de désorganiser et de réorganiser leur désordre autoritaire, désireux à la fois de « guérir les rhumes et entretenir les courants d'air» (comme on dit là-bas), et ils ont toujours déploré les maux inhérents à la bureaucratie pour les combattre au moyen de mesures bureaucratiques supplémentaires. Le Comité central avait à son ordre du jour, en novembre 1962, « l'amélioration de la direction, par le Parti, de l'industrie, de la construction et de l'agriculture», et à la surprise générale, il a conclu à la nécessité « d'une réforme complète de la direction des affaires économiques, réforme qui en dit long sur la situation réelle de l'industrie et de l'agriculture soviétiques », selon les termes de notre article « Les surprises du Comité central » dans Est et Ouest (n° du 1er février 1963). Au lieu de desserrer l'étreinte du Parti sur les organes économiques, à quoi certains signes permettaient de s'attendre, la réforme que l'on impute maintenant à Khrouchtchev la renforçait davantage. «Décision inconcevable sans préparation mûrement réfléchie, soigneusement menée dans les cadres supérieurs du Parti», remarquait peut-être à tort le même article, tout en soulignant que «si la production planifiée répondait aux espoirs et aux calculsdes dirigeants, si l'optimisme de commande et de propagande était tant soit peu justifié, quel besoin auraient ces messieurs infaillibles de remettre en question tout le système de direction et de gestion des affaires économiques? » Que la préparation ait été, ou non, « mûrement réfléchie, soigneusement menée », il n'empêche que le même Comité central a voté la réforme en 1962 et en fait implicitement grief à Khrouchtchev en I 964 : là gît le ressort secret du régime. Pourtant ce qui devait arriver était prévisible, comme le prouve la suite de cemême article : « ••• La réforme décidée en novembre ne peut qu'aggraver les maux dont souffrent l'industrie et l'agriculture, en surajoutant de nouveaux étages bureaucratiques à ceux qui existaient déjà, en multipliant le fonctionnariat et le secrétariat parasitaires. On avait eu une surprise analogue en mars dernier [1962], quand le Comité central délibérant sur la situation agricole (et non sur les conflits annoncés en vain par les soviétologues occidentaux) prit des mesures assujettissant les kolkhozes à un surcroît de bureaucratie paperassière. » Pour finir, l'article esquissait comme suit les perspectives : Khrouchtchev et son équipe doivent se préoccuper de revigorer chez eux l'industrie et l'agriculture déficientes, sans renoncer pour autant aux fabuleuses dépenses improductives qu'ils jugent nécessaires à leur prestige international. Forts de la surprenante décision du Comité central, ils vont réorganiser le Parti et l'Etat en les adaptant aux structures de la production, au lieu des bases territoriales, escomptant ainsi une production accrue, une productivité plus intense. Les comités régionaux et locaux du Parti devront se dédoubler pour s'adonner qui à l'industrie (englobant la construction et les transports), . BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL qui à l'agriculture, et l'appareil de l'Etat calquera ses organes sur ceux du Parti. Rien n'indique à quoi se rattacheront la distribution des marchandises, l'instruction et l'hygiène publiques, les services sociaux de toutes sortes. On a peine à se représenter le fonctionnement futur de ces multiples administrations, bureaux, comités, soviets, dont s'enchevêtreront les compétences, se contrediront les circulaires, se chevaucheront les ordres et les contre-ordres. Après les déboires de la décentralisation par les sovnarkhozes, le nouvel expédient dissimule mal un regain de centralisme. Tout cela parce que les champions de la coexistence pacifique ne se décident pas à substituer une véritable économie de paix à leur injustifiable économie de guerre. La direction collective a, en quelque sorte, contresigné les lignes qui précèdent en restaurant le statu quo ante, après des dégâts qu'elle seule peut connaître.Khrouchtchev a-t-il voulu s'opposer à cette rétrogradation, on n'est pas près de le savoir. Notre allusion aux déboires de la décentralisation par les sovnarkhozes n'était pas gratuite puisque la question semble chaudement débattue, derrière le décor de l'unanimité monolithique. Ladite décentralisation, dont tant de bourgeois avisés ont fait gloire et honneur au « libéralisme » de Khrouchtchev, a subi un rude coup, peu après la réforme du Parti, avec la création d'un Conseil économique supérieur rappelant celui qui avait été créé par Lénine en 1917 et supprimé en 1932 sous Staline. A seule fin de montrer une continuité de vues que n'inspire aucun esprit de dépréciation systématique, encore moins l'arrière-pensée de dénigrer ou d'exalter un Khrouchtchev, il sera permis de puiser dans un autre article du même auteur,« Problèmes soviétiques insolubles », paru également dans Est et Ouest (1er mai 1963) à l'appui de notre argumentation: Quand on apprend qu'en U.R.S.S. l'oligarchie omnisciente et infaillible a décidé soudain de créer un Conseil économique supérieur avec pleins pouvoirs dans sa sphère, il apparaît clairement que la décentralisation de l'économie soviétique est une expérience décevante et qu'après avoir décentralisé à grands frais, il devient urgent de centraliser de nouveau, donc de superposer bureaucratie sur bureaucratie : car les sovnarkhozes régionaux demeurent, tandis que le Gosplan et les ministères économiques sont désormais coiffés par un Conseil économique supérieur, outre le Conseil des ministres et le Comité central du Parti. Quand on lit dans la Pravda que divers « comités d'Etat » ont été créés tantôt pour remplacer des ministères supprimés, tantôt pour combler des lacunes là où il n'y avait pas de ministères du tout, cela prouve que la suppression des ministères « inutiles » n'a valu que des mécomptes et que par conséquent on eût beaucoup mieux fait de ne pas y toucher, plutôt que de les reconstituer sous une appellation nouvelle. Et que là aussi, ce n'était pas la peine de tant décentraliser pour recourir, après expérience· coûteuse, à une centralisation à outrance. Quand le Comité central décide de remanier de fond en comble l'appareil du Parti et celui de l'Etat pour les scinder en administrations spécialisées, l'une dans l'industrie, l'autre dans l'agriculture, on croira difficilement qu'une réforme de cette envergure atteste l'excellence de l'état des choses qu'il s'agit de réformer. Et il est permis de se
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