372 Quel est le sens de ces paroles confuses ? Que vient faire ici l'éternel retour ? Comme tant d'autres avant et après lui, Marx a parlé de «lois naturelles de l'économie capitaliste». Or il suffit à l'oreille métaphysique d'entendre prononcer le mot «nature » pour associer l'économie capitaliste à ]'infinité du firmament, laquelle, sans doute, dépasse l'histoire humaine « dans tous les sens », sans pour autant «imposer» l'idée qu'après l'âge d'or de l'atome socialisé, l'humanité se verrait dans l'obligation de retourner au stade arboricole. On songe à la réfutation augustinienne de l'éternel retour ... Mais quid de Marx ? Et voyons la suite du raisonnement de l'exégète: « L'idée, dit le P. Calvez, qui préside à cette dialectique de la nature ne résulte-t-elle pas nécessairement du naturalisme social auquel conduit déjà le marxisme première manière ? Une fois affirmée l'identité de l'humanisme (ou du socialisme) et du naturalisme, on ne voit pas bien ce qui interdit de penser que la nature se produit elle-même et produit ~outes choses, puisque la nature est déjà le point de départ et le point d'arrivée, à supposer que le point de départ et le point d'anivée puissent être isolés. » La théorie du déterminisme implacable qui, selon Marx, caractérise uniquement et exclusivement l'économie capitaliste, serait-elle vraiment impliquée dans la théorie (feuerbachienne) exposée dans les manuscrits de 1844 (et abandonnée dès que Marx a pu lire Feuerbach avec des yeux dégrisés) sur le «naturalisme de l'homme » et l'« humanisme de la nature» ? On voit mal comment on pourrait associer dans le sens indiqué par le P. Calvez la théorie des «lois naturelles »de l'économie capitaliste exposée dans le Capital et la philosophie douteuse que les écrits de 1844 présentent comme un «humanisme ou naturalisme achevé ». Parmi les «lois naturelles » du capitalisme, Marx comptait l'expropriation «fatale » des producteurs indépendants, la baisse du taux de profit, les crises, etc. Il y a un siècle, les «indépendants» formaient 80 % de la population américaine; ils n'en représentent plus que 20 °/4: c'est, entre autres, ce bouleversement qu'annonçaient les« lois naturelles» du marxisme. Marx ne serait nullement surpris d'apprendre que quelques dizaines de grosses entreprises américaines contrôlent le tiers de la production industrielle mondiale. Mais lui, qui savait si bien avec quelle délectation l'idéologie se plaît à substituer la «phrase philosophique » à la «question réelle », il ne verrait tout de même pas sans stupeur l' « éternel retour » et la «grande année » des pythagoriciens se lever à l'horizon de ses anticipations si bassement prosaïques. Mais on n'en finit pas facilement avec les malentendus suscités par les phrases sur les « lois naturelles » du capitalisme. A preuve M. MerleauPonty, lequel y voit le signe de l'abandon de la «dialectique philosophique » qui caractérise, selon lui, le marxisme « d'avant 1850 », et l'avènement de la « dialectique matérialiste », déformation ·Biblioteca Gino Bianco \ DÉBATS ET RECHERCHES néfaste des intuitions de jeunesse de Marx. La dialectique, dit M. Merleau-Ponty, est maintenant « la simple constatation de certains traits descriptifs de l'histoire ou même de la nature » : « les deux domaines ne sont pas même distingués ». C'est le contraire qui est vrai. Nulle part dans l'œuvre de Marx la distinction entre nature et histoire n'est aussi rigoureusement établie, aussi vigoureusement maintenue, que dans le Capital : Marx ne reproche-t-il pas constamment aux idéologues bourgeois de travestir en « lois naturelles » les lois essentiellement historiques de la production capitaliste ? Ne cite-t-il pas Vico, pour qui « l'histoire de l'homme se distingue de l'histoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci 27 » ? Au contraire, c'est précisément la distinction entre nature et histoire que le marxisme « d'avant 1850 » avait voulu dépasser et supprimer. En effet, le jeune Marxa ,, commencé par enseigner l' « identité », l'« unité », la « consubstantialité » de l'homme et de la nature. L'homme est un être naturel; en dehors de la nature il n'y a rien et l'histoire elle-même est une « partie de l'histoire naturelle» 28 : pourquoi s'étonner si, après 1850, «Marx parle, à propos de Darwin, d'une " histoire de la nature "... » 29 ? Ce concept était depuis longtemps familier à Marx. Dans ses écrits de jeunesse, l'« histoire de la nature »servait d'horizon à sa cosmologiedes forces productives, à sa mythologie de l'industrie comme «relation historique de la nature à l'homme» 30 • Lorsque, plus tard, il loue Darwin d'avoir montré que la nature a, elle aussi, une histoire, ce n'est pas au naturalisme naïf de sa jeunesse que nous devons penser, mais aux conclusions antihégéliennes qu'il n'a pas manqué de tirer des déco~ vertes de Darwin. En effet, comme le dit Engels, celles-ci avaient entre autres le mérite de rendre manifeste « cette absurdité d'un développement dans l'espace, mais en dehors du temps, que Hegel imposait à la nature » 31 • Faut-il en déduire une « dialectique de la nature » à la manière d'Engels ? Nullement. Marx ne devait certes pas ignorer l'exemple répété à satiété de l'eau qui bout à 100° et se . congèle à 0°. N'empêche qu'il serait stupéfait d'apprendre que le vieil exemple mégarique de la calvitie était appelé à illustrer la« loi des bonds qualitatifs » 32 • Quoi qu'il en soit, jamais Marx n'a été tenté par l'idée que « la nature procède dialectiquement et non métaphysiquement ». Il se 27. Kapital, 1, 389 (Il, 59). 28. NPh, 194 (VI, 36). 29. Merleau-Ponty : loc. cit. 30. NPh, 193 (VI, 35). 31. Engels : Ludwig Feuerbach..., p. 30. 32. Voulant innover dans la démonstration de l'impuissance de la logique formelle et illustrer du même coup l'excellence de la dialectique par un exemple nouveau, Plékhanov écrit : « Lorsque chez un homme la moitié de sa tête est dégarnie de cheveux, nous disons : il a une belle calvitie. Mais allez donc déterminer à quel moment précis la chute des cheveux provoque la calvitie l » (Les Questionsfondamentalesdu marxisme, Paris 1947, p. 140).
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