Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

K. PAPAIOANNOU déclarer que la « méthode dialectique » fut alors « retrouvée et réhabilitée par Marx » 7 • Ces propos semblent d'autant plus étonnants que la dialectique n'est pas même mentionnée dans l'œuvre de 1859. L'introduction (inédite) de 1857 traite, il est vrai, de quelques questions de méthodologie, mais la méthode dont parle Marx n'est nullement une méthode nouvelle, encore moins une méthode dialectique. Il s'agit de découvrir par l'analyse un certain nombre de facteurs généraux abstraits qui sont déterminants, tels que la division du travail, l'argent, la valeur, etc. Dès que ces moments particuliers ont été plus ou moins fixés ou abstraits, on a vu surgir les systèmes économiques qui s'élèvent du simple, tels que travail, division du travail, valeur d'échange, jusqu'à l'Etat, l'échange entre les nations et le marché mondial. Cette méthode est manifestement la méthode scientifique exacte 8 • Au contraire, dit Marx, la méthode, disons préscientifique, commence immédiatement par « ce qu'il y a de réel et de concret», mais n'aboutit qu'à une « représentation chaotique de l'ensemble », etc. A quoi bon continuer les citations ? Pense-ton vraiment que Quesnay, Adam Smith ou Ricardo ignoraient cette méthode « scientifiquement exacte» ? Qu'il fallait refeuilleter la Science de la Logique pour la découvrir ? Qu'est-ce que le synienai kat' eidos de Platon sinon la méthode que suggère le brouillon de Marx ? Voici comment il résume sa pensée : Le concret est concret parce qu'il est la synthèse de beaucoup de déterminations, donc unité du divers. C'est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme processus de synthèse, comme résultat et non comme point de départ, bien qu'il soit le véritable et par suite le point de départ aussi de la perception et de la représentation. D'habitude, on cite ces propos comme s'il s'agissait d'une découverte méthodologique fondamentale. En fait, Marx ne fait que répéter presque mot pour mot ce que Hegel avait déjà dit maintes fois: l'«unité synthétique)), la« concrétion» des «déterminations multiples », l'« unité du divers » sont les termes que Hegel emploie constamment pour désigner l'essence du « concret »9 • On n'en est que plus surpris de voir Marx revenir aux mêmes attaques faciles, et qu'il voulait défini~ves, qu'~ adressait à Hegel dans ses polémiques de Jeunesse: C'est ainsi que Hegel donna dans l'illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui s'absorbe en soi, descend en soi, se meut en soi, tandis que la méthode de s'élever de l'abstrait au concret n'est que la manière de procéder de la pensée pour s'approprier 7. Lefebvre : op. cit., p. 64. 8. Kritile... , 257 (~d. Costes, pp. 333-34). 9. Cf., par ex., Wi11enschaftder Lo1ik, I, 59-60 (trad. fr., I, 64); II, 86-88 (Il, 99-101); Il, 275 (Il, 311); Il, 317 (II, 358), etc. Biblioteca Gino Bianco 369 le concret, pour le reproduire mentalement comme chose concrète. Mais ce n'est nullement là le processus de la genèse du concret lui-même. Marx qui, quelques années plus tard, s'indignait que l'on traitât Hegel de « chien crevé »10 , ne pouvait assurément pas prévoir quel encens on allait brûler devant ces paroles. G. Lukacs y voit l'épanouissement, « die reifste zusammenf assende Form », de la critique marxienne de l'idéalisme hégélien n ... ; quant à M. Lefebvre, il s'empresse d'attribuer à Marx une théorie des ... catégories, qu'il met aussitôt en concurrence avec la doctrine hégélienne du Concept 12 ••• Mais n'est-ce pas là traiter Hegel de « chien crevé» que d'opposer à sa Logique ces phrases appauvrissantes et si peu critiques sur la « reproduction mentale» du concret ? Aussi éprouve-t-on un certain soulagement à voir Marx reconnaître tout de même que la « totalité concrète » que vise la science (ici l'économie politique et rien qu'elle) est en vérité « une totalité de pensée, une concrétion de pensée, un produit du penser et du concevoir »13 • Mais est-ce vraiment réfuter, ou tout simplement discuter la théologie hégélienne du Begriff, que d'insérer, entre deux très beaux développements sur la valeur, l'échange, la division du travail, etc., cette remarque apparemment « gnoséologique » : Mais cette totalité concrète n'est nullement le produit du concept qui s'engendre lui-même et qui conçoit en dehors et au-dessus de la perception et de la représentation; elle est l'élaboration de la perception et de la représentation en concepts. Le tout, tel qu'il apparaît dans la tête comme un tout mental, est un produit du cerveau pensant qui s'approprie le monde de la seule manière qu'il lui soit possible de le faire, manière qui diffère de la manière artistique, religieuse et pratique de se l'approprier. Supposons que ce qu'on n'a pas pu prouver encore soit vrai et que cette méthode qui a «grandement servi» Marx dans l'élaboration de la théorie du profit soit le Discours de la Méthode de l'économie politique. Mais qui·d de la philosophie ? La seule proposition d'intérêt philosophique que l'on trouve dans les œuvres de la maturité concerne la « reproduction mentale du concret», l'« appropriation mentale du monde ». Marx veut montrer pourquoi sa «méthode dialectique non seulement diffère par la base de laméthode hégélienne, mais en estmême l'exact opposé», et il dit : « Pour moi, l'idéal n'est que le matériel transposé-et-traduit ( übersetzte) dans le cerveau humain. » Or il n'y a rien de << dialectique » dans cette affirmation (sommaire, s'il en fut). Pour la prendre au sérieux, il faut oublier toute la théorie de la connaissance de Platon à Kant. Pour la rendre compréhensible, il faut se référer non à Marx (qui ne s'est jamais occupé de ces qucs10. Kapital, I, 18 (1, 29). JI. G. Lukacs : D,r jungc Htgtl, 1954, p. 631. 12. Lefebvre : op. cit., p. 69. 13. Kritik ... , 258 (335).

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