Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

' 354 J'avais dans mes archives personnelles plus de cent lettres et cinquante poèmes de Kliouïev de l'époque 1933-37, dont une copie de la première partie du Chant de la Mère sublime. Ce volumineux dossier fut détruit à Tsarskoïé-Sélopendant l'hiver 1941-42, en même temps que la totalité de mes archives. Mais, bien entendu, Kliouïev lui-même devait posséder les originaux de toutes ces œuvres. Là aussi, le sort se montra inclément pour lui et son héritage poétique. A l'expiration de sa peine de déportation, il obtint l'autorisation de se rendre à Moscou où il devait être statué sur son sort ; en août 1937, il quitta Tomsk « avec une valise de manuscrits », comme il l'écrivit lui-même. En cours de route, dans le train, il succomba à une crise cardiaque et fut enterré à l'une des haltes du Transsibérien. Laquelle? Jusqu'en 1941 ses amis n'avaient pu encore le savoir. Aujourd'hui, comment avoir l'esprit à cela? La valise et les manuscrits ont disparu sans laisser de traces, comme ont sans doute disparu la deuxième et la troisième parties du Chant de la Mère sublime et les derniers poèmes, tous admirables. Il est vrai qu'un des amis intimes du poète en possédait une copie à Léningrad, mais qui peut dire s'il la possède toujours, si lui-même est en vie? Par bonheur, il subsiste - et sans doute à plus d'un exemplaire - une copie des Sinistrés, ce poème qui joua un rôle si tragique dans le destin d'écrivain de Nicolas Kliouïev. Moi aussi, j'ai pu en sauver par hasard un exemplaire : en relisant ces vers, je les entends encore, lus avec flammepar le poète lui-même, un poète d'abord bâillonné, puis déporté, qui tenta sans succès de s'adapter et dont néanmoins eurent raison l'emprisonnement et la déportation avec toutes leurs sinistres conséquences. Si le Chant de la Mère sublime est perdu, Les Sinitrés demeureront le sommet de l'œuvre de Nicolas Kliouïev, le souvenir de sa tragique destinée d'écrivain. lVANOV-RAzOUMNIK. (Fin au prochain numéro) N.d.l.R. - Depuis qu'Ivanov-Razoumnik a écrit les pages qui précèdent, le nécrologe des écrivains soviétiques n'a cessé de s'allonger, nécrologe parallèle à un martyrologe. Trois ans après la mort de Staline, les ci-devant champions du stalinisme ont mis en œuvre la procédure hypocrite et lugubre des « réhabilitations » -Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL de certaines victimes du régime, d'abord celle d'hommes politiques, ensuite celle d'historiens, d'écrivains et d'artistes. Procédure tortueuse, sournoise, insincère, partiale et partielle, qui dure encore et dont on ne voit pas la fin puisque Boris Pilniak n'a été «réhabilité» qu'en mai 1964, après onze ans de réflexion, par le truchement de la revue Moskva. On a pu lire dans la Litératournaia Gazeta du 12 décembre 1961 les lignes suivantes : « La longue liste des réhabilitations posthumes d'écrivains inclut les noms d'lvan Kataïev, Artem Vesioly, I. Babel, Mikhaïl Koltsov, Kvitko (L. M.), Kirchon (V. M.), Bergelson (D.), Bespalov, G. Nikiforov, Selivanovski, Bruno Iasienski, Averbach (Léopold) et beaucoup d'autres (sic). » Plusieurs des susnommés sont mentionnés par Ivanov-Razoumnik qui n'a fait qu'ébaucher son nécrologe. A notre connaissance, A. Lejnev, Sviatopolk-Mirski, Sedenko (Vitiazev), Kliouïev, ont péri sans que leur pseudo-réhabilitation soit en vue. Une encyclopédie soviétique daigne accorder à Pavel Nicolaïevitch Vassiliev la notice : « Réprimé illégalement. Réhabilité posthume » (réprimé ayant la signification : assassiné par ordre de Staline). Antal Hidas, gendre du sinistre Bela Kun, a survécu parce qu'il avait avoué avoir volé les tours du Kremlin et dénoncé des camarades : il a pu rentrer en Hongrie. Dégoûtés du régime soviétique, se sont suicidés non seulement Essénine, Maïakovski et Marina Tsvetaïeva, mais aussi Vladimir Piast, André Sobol, le poète Kouznetsov, et plus tard Alexandre Fadéiev. A peine faut-il rappeler que, selon la version officielle, Maxime Gorki fut « liquidé » par le Guépéou, dont le tintamaresque apologiste en France se nomme Louis Aragon. Si les successeurs de Staline tuent moins que leur maître, ils ont tout de même poussé au tombeau le malheureux Boris Pasternak, accablé d'injures et de menaces horribles. Quant à Mikhaï1 Cholokhov, l' Ogoniok de Moscou, cité par le Monde du 29 juillet dernier, a narré ce qui suit à son sujet:« Cholokhov, dont le nom vient aujourd'hui aux premiers rangs de la littérature mondiale [très exagéré ...], se trouva souvent en danger de mort. Nous savions déjà quelle terrible menace plana sur sa vie en 1937. Ceux qui anéantissaient sans pitié des gens innocents en les accusant de crimes affreux avaient préparé le meurtre de Cholokhov. C'est grâce au dévouement de ses amis qui le prévinrent du danger, et à un Cosaque inconnu qui frappa à sa fenêtre et lui dit de s'enfuir, que Cholokhov sauva sa vie. » Autrement dit, Cholokhov n'a survécu que par miracle, sans quoi' il eût écopé d'un coup de pied de l'âne donné .. par l'apologiste du stalinisme nommé Sartre. On n'a pas fini de dresser la liste des « innocents anéantis sans pitié » par les pseudo-communistes (les termes entre guillemets sont ceux de l'Ogoniok), mais peu à peu la vérité chemine, pour la honte ineffaçable des Aragon et des Sartre de toute espèce, pour la honte des courtisans de l'Académie suédoise qui ne manquent aucune occasion de s'abaisser devant le despotisme oriental. - B.S.

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