352 Ils furent des dizaines, des centaines, tous plus réputés les uns que les autres, à prononcer au Congrès des discours sur les besoins des écrivains, la situation de la littérature russe, et tous ces discours revenaient en fin de compte à glorifier le régime et la sagesse de Staline. Pas un seul de ces valets n'osa parler de l'arbitraire effréné de la censure (je ne dis pas : la liberté de parole, car comment exiger pareil courage de gens réduits en esclavage?) ; pas un seul n'osa critiquer l'ignorance crasse des directeurs de cc grosses revues », les Gronski et autres Stravski; pas un qui osât élever une voix d'écrivain et non celle d'un valet... Spectacle sinistre pour qui aimait la littérature russe et, en d'autres temps, avait appris à respecter la dignité de l' écrivain. Au demeurant, une consolation au tableau: quelques-uns - oh, peu nombreux, - parmi les écrivains connus de la vieille génération, eurent le courage... de garder le silence, de ne pas prononcer de discours, en dépit des pressions du bureau. Jadis, Chevtchenko, dans la Russie de Nicolas 1er, écrivait: Dans toutes les langues tous se taisent Car ils prospèrent ... Aujourd'hui, le silence est devenu signe non pas tant de prospérité que de mauvais esprit : se taire c'est garder quelque chosepour soi... Et les deux ou trois représentants de l'authentique littérature qui n'ouvrirent pas la bouche ne firent que prendre à leur compte le vieil adage latin : cum tacent, clamant ... Les écrivains disparus sous le régime soviétique se comptent par dizaines, les écrivains bâillonnés par centaines, ceux qui se sont adaptés par milliers : comment parler de chacun séparément? Il le faudrait pourtant. Par exemple de ce cc nec plus ultra de l'adaptation », Maxime Gorki, et du sort vraiment cruel qui fut le sien durant ses deux ou trois dernières années. Il faudrait raconter en détail des choses qu'on ignore au-delà des frontières. Il faudrait. parler de Zabolotski, poète de talent qui agonise actuellement dans un camp. Il faudrait raconter l'histoire incroyable à laquelle fut mêlé un autre excellent poète, Tikhomirov, qui, Jui, s'est adapté et a été décoré. De combien d'autres il conviendrait de parler avant que ne se soient effacés dans la tourmente tous ces noms et tous ces faits... S'il faut évoquer tous les représentants de la culture, on n'en finirait pas de parler de ceux qui ont péri, ont été bâillonnés, se sont adaptés. Que sait-on, à l'étranger, de ce roi des agents provocateurs, le célèbre Ramzine, savant de réputation européenne dans le domaine de la thermique et en même temps rival d'Azev dans le domaine de la provocation? Ou encore sur la mort de Meyerhold et celle de sa femme, l'actrice Zinaïda Reich? Je m'en tiendrai à des souvenirs personnels. En 1937-39, à la prison de Boutyrki, à Moscou, j'eus pour compagnons, soit dans la même cellule, soit dans une cellule voisine, des gens tels que le célèbre t< A.N.T. » (A. N. Toupolev), le général Djounkovski, ancien commissaire du peuple, le général -Bibfioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Ingaunis (collaborateur du fameux Blücher), commandant de toute l'aviation militaire d'Extrême-Orient. Combien d'autres encore, jusqu'au fameux commissaire du peuple à la Justice Krylenko... Dans la même prison, est mort sous mes yeux, du scorbut et aussi des suites de certains interrogatoires, le professeur Khoudiakov, second nom de la thermique russe après Ramzine. Pour en revenir aux écrivains, il faut parler du destin cruel réservé au grand poète russe Nicolas Kliouïev et des raisons fantastiques qui motivèrent l'internement dans un camp de concentration de Zabolotski, poète de talent. Une petite goutte d'eau reflète aussi le soleil, le soleil de la Constitution stalinienne, de la cc vie joyeuse » des citoyens soviétiques. Nicolas Kliouïev cc LE DESTIN AVAIT TROIS LOTS CRUELS », ce vers de Nékrassov peut s'appliquer non seulement à la femme russe du temps du servage, mais aussi à l' écrivain soviétique. Périr physiquement (exécution, prison, camp de concentration), être bâillonné par la censure ou - troisième cas - s'adapter et commencer à hurler avec les loups cc marxistes » et communistes, n'est-ce pas un destin cruel? Ces trois lots échurent ensemble à l'un des plus grands poètes du xxe siècle, Nicolas Kliouïev, « dernier poète de la campagne». Destinée peu commune. Originaire des forêts sauvages d'Olonetz, près de Vyterga, fils d'un ancien soldat de Nicolas 1er et d'une paysanne d'esprit ouvert (il lui consacra plus tard un poème entier), élevé dans la tradition des cc vieuxcroyants », Kliouïev manifesta dès son plus jeune âge des dons éclatants et un cc talent de chantre». Le bruit s'en répandit dans toute la région et, à quinze ans, il devint le cc David du vaisseau des Khlysty », c'est-à-dire l'auteur attitré de chants religieux d'une des communautés («vaisseaux»)de la secte des Khlysty (flagellants). Il passa trois ans au fond ,des bois parmi ceux-ci, et composa alors un certain nombre de chants religieux qui for.- mèrent par la suite le second recueil de ses vers, Chants fraternels. Ayant la pleine confiance des Khlysty, Kliouïev fut envoyé par eux à Bakou, où il devint le chef d'un centre clandestin servant de lieu de rendezvous aux membres de la secte des cc messagers », lesquels assuraient une liaison permanente cc par estafettes ». entre les Khlysty des forêts septentrionales d'Olonetz et d'Arkhangelsk et diverses sectes mystiques de l'Inde ... Tout cela ressemble à un conte, et pourtant ce sont des faits sur lesquels Kliouïev racontait des choses passionnantes, mais pas à tout le monde. Ces récits auront leur place dans sa biographie ; ici, qu'il suffise de dire qu'il passa à Bakou plusieurs années, travaillant énormément, lisant beaucoup, jusqu'à ce qu'il se sentît
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