IVANOV-RAZOUMNIK Ceux qui se sont adaptés PARLER DES ÉCRIVAINS morts dans les prisons et en déportation est douloureux, mais facile : on ne peut plus leur nuire. Parler des écrivains bâillonnés par la censure est beaucoup pl_us difficile : il y faut de la prudence pour ne pas nwre à des gens qui vivent encore au « paradis soviétique ». Quant à ceux - ils sont légion - qui se sont adaptés, il est bien malaisé d'en parler. Ils sont tant qu'on ne sait qui nommer. Et comment faire état d'entretiens confidentiels au cours desquels ces malheureux, qui parfois portent des noms honorés, parlent à cœur ouvert de leurs véritables sentiments à l'égard du régime? Ils ne se justifient qu'à coups de dictons : « A l'impossible nul n'est tenu» ; « Autant se cogner la tête contre le mur » ; « Il faut hurler avec les loups ». En public, ils disent blanc, mais en tête à tête, ils diront noir. Non, il n'est pas question de livrer à la publicité pareilles confidences alors que le N.K.V.D. s'acharne à traquer les « mal-pensants »... Il me souvient d'un souper, en 1940, en compagnie de cinq ou six écrivains soviétiques des plus en vue ; parmi eux, trois décorés, de réputation européenne. Le vin avait délié les langues, et, malgré le nombre des convives, que ne racontèrentils pas sur eux-mêmes, sur les autorités, sur la cruelle nécessité où l'on se trouvait soit de s'adapter, soit de se taire ... En prison, j'avais pris l'habitude d'être franc, on n'a de toute façon plus rien à perdre et l'on s'exprime sans ménagement sur les hommes au pouvoir ; mais à ce souper amical, les écrivains décorés battirent tous les records dans l'expression de leur haine au régime. Or, quelques jours plus tard, je lus dans la Litératournaïa Gazeta un panégyrique enthousiaste à la gloire du sage gouvernement pour la constante sollicitude dont il faisait preuve à l'égard des belles-lettres. L'auteur de ce morceau de bravoure était précisément !'écrivain décoré qui, entre camarades, s'était permis les critiques les plus acerbes. Pareils exemples se comptent par dizaines, par centaines, mais tous sont anonymes. Si l'on ne peut tout de même pas nolll;filertel écrivain. déc?ré qui se trouve encore à portee du bras séculier, il y a des noms qu'il est possible de divulguer sans danger. En tête, celui du « comte prolétarien » Alexis N. Tolstoï. Ecrivain de talent mais désarmé dans le domaine de l' « idéologie », étranger à tout principe moral, il parcourut le chemin classique de 1 « adaptation » : de l'émigration au « changement de jalons», du « changement de jalons» (a~rès son retour en Russie) à des ouvrages dra~atiques _de pacotille, dans le genre du Complot de l'impératrice, de cette pacotille théâtrale à une pacotille journalistique, puérilement maladroite, dans les colonnes des Izvestia. Gagnant plus de cent mille rouble_s par an (ré~ditions, p_ièces de 1;béAtre, films), il avouait qu'il ne pouvait y parvenir que ~Ace à_son impudence: à côté de Pierre l" ou de Tribulations, Biblioteca Gino Bianco 351 il fallait écrire à la gloire des dirigeants d'aussi piètres romans que Le Pain ou 1/Ç)r noir. Rien à faire il fallait s'adapter pour menter et la faveur d'en:haut et les roubles, et le titre de « comte prolétarie~ »... Cette adaptation du « co!llte » au « prolétariat » se déroula sous nos yeux a tous, à Tsarskoïé-Sélo, environ 1925. Autre exemple d'adaptation,. cert~s mo!ns. éclatant. Celui de Serge Gorodetski, qw eut Jadis son heure de renommée (il y a fort longt~~ps, e~ 190610) et qui est complètement - et a Juste titre -:- oublié aujourd'hui. Il avait sans dout~ gr~de envi7 de suivre les traces du « comte proletarien », mats il en fit trop : il s'inscrivit au Parti (chose qu' Al~xis Tolstoï fut assez intelligent pour ne pas faire), collabora à la revue ignare le Sans-D~eu et y pub~a des vers abominables. Il ne prospera pas, mais s'adapta pleinement. Son dernier exploit littérair_e consista à métamorphoser le livret de _l'opéra La ~ie pour le tsar en celui d'lvan Soussanine. Cette histoire comique fit, les dernières années, beaucoup de bruit à Léningrad et à Moscou, et ce ne fut pas à la gloire de Serge Gorodetski, qui avait si heure~- sement débuté jadis dans la carrière par des recueil~ de poèmes tels que Le Soleil et La Foudre et qw allait si honteusement finir vers 1940. Il y a une dizaine d'années, le public lettré s'égaya fort d'un exempl7 d'adapt~?o1:1pfU1iculi~- rement éclatant. En avril 1932, 1ecnvain Alens Tchapyguine et la poétesse Elisabeth Polonskaïa annoncèrent dans la presse leur adhésion à la R.A.P.P. (Association des écrivains prolé~ariens) exactement huit jours avant la suppression de ladite organisation par décret gouvernemental. Ils avaient choisi le moment ... Ce qui n'empêche pas Alexis Tchapyguine d'être l'auteur de bons r<?mans: Razine Stepan, Les Fêtards, etc., alors qu'Elisabeth Polonskaïa n'est qu'un méchant p~ète, comme _on en compte par douzaines. En prive, Tchapyg~e haïssait le régime soviétique, mais il n'en choisi~ pas moins de rejoindre le troupeau de ceux qw s'étaient adaptés. Mais qu'importent les Tchapyguine, qu'importe le nom de tel ou tel, quand on a sous les yeux un exemple d'adaptation massive tel qu~ le fameux Congrès des écrivains soviétiques qw se tint à Moscou pendant l'été de 1934. Des dizaines, des centaines d'écrivains - des plus obscurs aux plus célèbres, - à commencer par ~~e G~rki, prirent la parole. Tous sans exception ils offraient l'image d'un si parfait conformisme, d'une servilité si parfaite ... Malgré soi, on pensait au mot de Herzen sur l'échelle bureaucratique sous Nicolas 1er. Cette échelle, disait Herzen, vue d'en bas, représente des maîtres qui montent; vue d'en haut, des valets qui descendent. C'est sous la forme de valets qui descendent que les écrivains soviétiques tinrent leur congrès. S.S.P., ces initiales qui désignent l'Union des écrivains soviétiques, signifient aussi, selon la grossière expression de Gorki : « Les fils de pute s'adaptent» ... Gorki ne valait pas mieux que les autres, mais, du haut de l'échelle, il regardait avec beaucoup de mépris ceux qui descendent.
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