350 que Zamiatine adressa à Staline 2 pour solliciter ce « congé » circulait sous le manteau dans les milieux littéraires de Léningrad. Encore heureux qu'on l'ait laissé partir au lieu de l'emprisonner. Si Zamiatine était resté dans son pays jusqu'aux temps de Iéjov, en 1937, il est peu probable qu'il eût échappé à l'isolateur ou à la déportation. En apprenant qu'on laissait Zamiatine partir pour l'étranger, un autre écrivain traqué par la censure, Michel Boulgakov, adressa la même demande à ceux qui « commandaient aux barrières» (l'expression est de Saltykov-Chtchédrine). Je suppose que le lecteur russe « européen » connaît ce jeune écrivain de talent (médecin de son état, comme Zamiatine était ingénieur des constructions navales), ainsi que son roman L' Armée blanche, porté au théâtre sous le titre : Les Jours des Tourbine, ses mordantes nouvelles Les Œufs fatals et Les Diableries. S'en avisant trop tard, la censure résolut de ne plus laisser passer une seule ligne de ce « satirique déplacé» (ainsi s'exprima un individu qui occupait un poste de commandement à la censure). Dès lors, ses contes et nouvelles furent interdits (j'ai lu en manuscrit une très spirituelle nouvelle, La Petite Boule), ses pièces de théâtre soit refusées, soit retirées du répertoire (L'Iie cramoisie,Molière, etc.). En général, la littérature était bâillonnée. Fort de l'exemple de Zamiatine, Boulgakov adressa la même requête à Staline. Celui-ci statua comme suit: ne pas le laisser partir, ne pas ouvrir les écluses de la censure, mais proposer au Théâtre d'Art de Moscou de s'attacher Boulgakov comme conseiller littéraire. Ainsi fut fait : au lieu d'écrire lui-même, Boulgakov dut adapter pour la scène Les Ames mortes (dernière mise en scène de Stanislavski), donner des consultations littéraires et théâtrales, et cela jusqu'à sa mort survenue en 1939. Encore un qui échappa au supplice. J'ai déjà eu l'occasion de parler du tragique destin littéraire de Fédor Sologoub, qui fut réduit au silence et continua d'écrire<<non pour la publication, mais pour ses tiroirs », selon sa propre expression. Pourtant, Sologoub avait, lui, un « passé ,>: les vingt volumes de ses œuvres, publiés aux éditions Sirine. Mais quid des débutants qui voulaient écrire, mais refusaient de s'adapter? Exemple caractéristique : le « poète prolétarien » V. Kazine, auteur d'une plaquette de vers: Mai ouvrier. Ce mince recueil pesait en vérité plus lourd que bien des volumes : dans ces quelques dizaines de poèmes, on devinait un authentique poète lyrique. Malheureusement, celui-ci était en même temps inscrit au Parti, lequel veille jalousement sur la pureté des idées de sesmembres. Kazine, ne pouvant et ne voulant pas écrire sur les sujets imposés, préféra se taire. En vingt ans, il n'écrivit (ou du moins ne publia), outre le très prometteur Mai ouvrier, que le poème L'Amour et la pelisse de renard, sans compter quelques vers épars dans 2. La « Lettre à Staline » a été publiée dans notre numéro de mars-avril 1962. - N.d.l.R. -BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL diverses revues. C'était pourtant sans conteste un talent plus profond et plus subtil que le verbeux P. Vassiliev, qui fut lui aussi contraint au silence, mais pour une autre raison, tout aussi fondée ; il fut envoyé à l'isolateur de Souzdal. Ceux qui se sont volontairement tus sont également nombreux, mais pour le moment on ne peut les nommer tous. Voici cependant un nom : Anna Akhmatova. Pendant vingt ans, elle a gardé le silence : sa poésie n'était pas « d'actualité »... Il est vrai que, vers 1930, les Editions des écrivains de Léningrad furent autorisées à publier, en deux volumes, les vers d'Anna Akhmatova, sous la direction de Démian Biedny, également chargé de rédiger des commentaires et une introduction. Anna Akhmatova déclina catégoriquement cet honneur, préférant ne pas être publiée. A ce propos, vers 1935, Démian Biedny, jusqu'alors tout-puissant, fut aussi réduit au silence, à la grande joie des communistes eux-mêmes: pendant plusieurs années, il ne put rien publier nulle part. La cause en était non pas la censure, mais un ordre spécial de Staline, offensé par la lecture du journal intime du secrétaire de Démian Biedny, un certain M. Présent (le document était parvenu entre ses mains par les soins du Guépéou). L'histoire fit beaucoup de bruit en Russie et elle fut probablement connue jusqu'en Europe, c'est pourquoi je n'insisterai pas ici sur Démian Biedny. Celui-ci obtint d'ailleurs son pardon au début de la guerre. J'en reviens à Anna Akhmatova. Brusquement, il se produisit une chose incroyable : la publication de ses vers fut autorisée en haut lieu, des vers qui parurent en 1940 sous le titre Six livres et qui sont sans doute parvenus en Europe. J'ignore en revanche si la fin de l'histoire y est connue. Six mois à peine après la sortie du volume, celle-ci fut jugée une erreur; le livre fut discrètement retiré des librairies et des bibliothèques. Le « bâillon » convient mieux à une Anna Akhmatova que la réussite... Durant ces longues années, elle put apporter une précieuse contribution aux études sur Pouc~e : elle découvrit les sources du Coq d'or dans l' œuvre de Washington Irving. Pour terminer, je me permettrai de me porter moi-même sur la liste des écrivains bâillonnés. Lorsque, en 1923, mon ouvrage Les Sommets parut aux éditions de l'Epi, la censure invita l'éditeur à ne plus lui soumettre d'œuvres du même auteur: elles ne seraient pas autorisées, quel que soit leur contenu. C'est ainsi que ne purent voir le jour et que furent plus tard perdues La Russie et l'Europe et Justification de l'homme. Quant à mon article « De choses et d'autres», je dus le signer du pseudonyme d'Hippolyte Oudouchiev (!'Etouffé). En effet, on m'avait étouffé. Je le répète, cette liste est intentionnellement courte car, pour diverses raisons, le moment n'est pas encore venu de parler de beaucoup de ceux qui sont restés là-bas.
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