Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

IV ANOV-RAZOUMNIK en 1920. Ainsi, ce ne furent ni Blok ni Goumilev qui ouvrirent le nécrologe des écrivains, mais Alexis Ganine, lequel périt un an avant eux. C'en est assez. Je n'ai certes pas énuméré un dixième des noms de ceux qui ont disparu en un quart de siècle au « paradis soviétique», mais cela ne suffit-il pas? Les bolchéviks peuvent être fiers : ils ont laissé loin derrière eux la Révolution française. Là-bas, un grand poète, André Chénier; ici, des dizaines de poètes fusillés, disparus ou qui pourrissent dans les camps, dans les isolateurs. Et combien ont péri autrement, combien ont été bâillonnés par la censure ou - ce qui est encore pis - se sont adaptés ... Ceux qui ont été bâillonnés Tous LES ÉCRIVAINS soviétiques sans exception furent spirituellement bâillonnés par la censure ; certains d'entre eux seulement ont péri physiquement. Les premiers sont l' « espèce », les seconds le « genre », pour parler le langage des sciences naturelles. Ceux-ci se comptent par dizaines ; mais ce n'est plus par dizaines, c'est par centaines qu'il faut compter les écrivains qui étouffaient sous le joug de la censure et qui se sont tus bon gré mal gré pour de longues années, ou bien se sont adaptés à « l'air du temps ». Il faut hurler avec les loups, me disait un romancier soviétique en vue : devant un verre de thé, il exprimait certaines opinions ; dans la presse, des opinions diamétralement opposées. De ceux qui se sont adaptés, il sera question plus loin. Parlons d'abord du petit nombre de ceux qui ne voulaient et ne pouvaient marcher avec le troupeau. La liste en sera brève. La littérature russe connaissait depuis longtemps des écrivains de ces trois types. Pour ne prendre des exemples que dans une seule génération, Ryléïev mourut sur le gibet, Tchaadaev fut déclaré fou par ordre supérieur et par là même perdu pour la littérature, Poléjaïev finit par s'adapter. Mais il n'est pas toujours possible, pour nous du moins, les contemporains, de déterminer auquel de ces trois groupes appartient tel ou tel écrivain. Un exemple: sur le fond de l'indigente philosophie sovietique, sur le fond des lamentables polémiques entre « dialecticiens » et « mécanistes » ( en les lisant je me croyais revenu à mes années de lycée), se détacha pendant dix ans un intéressant et subtil penseur, le néo-hégélien A. F. Lossev. Il ne parvenait à publier ses volumineux ouvrages que parce qu'il avait eu l'idée de le faire dans une petite ville comme Toula, où la censure était naïve comme on peut l'être en province. De cette manière, Lossev fit paraître une dizaine d'ouvrages sur la philosophie de la culture, jusqu'au jour où les autorités mirent un terme à pareil scandale : les voies provinciales étaient désormais fermées à Lossev, à plus forte raison celles de la capitale. Biblioteca Gino Bianco 349 Ainsi fut bâillonné l'unique représentant de la philosophie authentique qui s'était ingénié pendant plusieurs années à faire entendre sa voix. Mais a-t-il été seulement bâillonné ou, par la suite, a-t-il péri physiquement? En tout cas, en 1938, Lossev se trouvait en prison à Moscou; j'ignore son sort ultérieur. Je mentionnerai encore deux << philosophes de la religion» : le professeur S. Askoldov (Alexeïev) et A. A. Meyer. Le premier fut d'abord mis dans l'impossibilité d'enseigner et de publier, puis déporté : jusqu'aux premiers jours de la guerre, il vécut à Novgorod (un lieu de déportation plutôt clément). Meyer subit une épreuve cruelle: dix ans de déportation, en commençant par l'isolateur du monastère de Solovetsk. C'est néanmoins à Léningrad, en 1939, qu'il mourut d'un cancer. Considérons maintenant la littérature proprement dite, prose et poésie, et les écrivains qui échappèrent à leur perte. L'impossibilité de publier les affecta à un plus ou moins grand degré ; certains réussirent, un temps, à se faufiler à travers les méandres de la censure, tandis que d'autres étaient arrêtés dès le premier cercle de ce véritable enfer de Dante. Zamiatine peut servir d'exemple, mais il passa les dernières années de sa vie en Europe, ayant pu quitter sain et sauf le « paradis soviétique ». Je rappellerai néanmoins les faits : lorsque son roman Nous autres fut refusé par la censure et que, peu de temps après, il parut en traduction en Europe et en Amérique, une chasse à l'homme commença contre Zamiatine dont le signal fut donné par la Litératournaïa Gazeta, à laquelle se joignit noblement l'Union des écrivains (dont le rôle aurait dû être au contraire de défendre un de ses membres). Zamiatine riposta en se retirant de l'Union, après quoi tous ses amis, camarades et connaissances littéraires se cachèrent de peur et cessèrent toutes relations avec un homme aussi dangereux. Quant à la censure, elle tira ses conclusions : par tous les moyens, il fallait mettre fin à l'activité d'un écrivain aussi nuisible. Sa pièce La Puce, jouée avec un grand succès à Léningrad et à Moscou, fut retirée de l'affiche; les représentations d'Attila furent interdites après la répétition générale donnée sur la scène du Grand Théâtre dramatique de Léningrad. Ses contes et ses nouvelles étaient refusés, pour des motifs parfois comiques. Zamiatine racontait, il m'en souvient, comment une de ses nouvelles fut interdite en raison de la toute première phrase : « A l'angle de la rue des Crêpes et de la rue Rosa-Luxembourg ... » Le censeur Jugea qu'un tel rapprochement de noms révélait une intention sarcastique et exigea une coupure ; mais comme la phrase incriminée n'était pas la seule du genre, la nouvelle ne fut jamais publiée. Inutile de multiplier les exemples ; tout cela pourrait être conté en détail par Mme Zamiatine qui partagea le sort de son mari tant en U.R.S.S. qu'à l'étranger. Grâce à l'intervention de Maxime Gorki, Zamiatine et sa femme purent, en 1930, partir « pour un an » à l'étranger ; la lettre

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