Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

IVANOV-RAZOUMNIK Ce fut un véritable cataclysme : toute la clientèle du favori déchu se hâta de lui tourner le dos, de se repentir, de faire amende honorable... Trois ou quatre ans plus tard, Averbach subira le sort de Iagoda. Son épouse, fille du fameux BontchBrouïévitch, écrivain elle aussi, dut aux puissants appuis dont son père jouissait dans le Parti la faveur de n'être condamnée qu'à l'internement pour une durée UUmitéedans un camp de concentration pour femmes. Pour en finir avec cette lie de la littérature, il convient de mentionner Michel Koltsov, essayiste d'un renom égal à celui d'Averbach. Tout au début du règne de Iéjov, le propre frère de Koltsov, Boris Efimov, caricaturiste attitré des Izvestia, fit paraître un dessin, portant en légende : « Moufle de hérisson » ; on y voyait une moufle, hérissée de piquants et de clous, serrer comme dans un étau un « contre-révolutionnaire » hurlant d' épouvante... 1 • Le dessinateur pouvait-il prévoir que non seulement il serait lui-même une des premières victimes de cette moufle,mais que sonfrèreMichel, membre du comité de rédaction de la Pravda, qui venait d'être solennellement accueilli à son retour d'Espagne, le serait aussi? Un beau jour, deux lieutenants de Iéjov se présentèrent au journal et arrêtèrent Koltsov en plein comité. Des profondeurs de la Loubianka, il ne devait jamais remonter. Pour Boris Efimov, le destin fut plus clément: en 1940, ses caricatures reparurent dans les journaux. Bien que ce soit déborder le sujet, disons un mot des peintres. On connaît le triste sort de Choukhaïev, artiste de talent, rentré de Paris avec sa femme. Au temps de léjov, tous deux furent déportés séparément dans des camps de Sibérie, sous la classique inculpation d' « espionnage » : ils entret~naient une correspondance avec leurs amis parisiens... Mais voici un représentant éminent de la littérature authentique: le prince Sviatopolk-Mirski. Il occupait une place en vue dans la littérature russe « européenne » ; critique et historien, il était particulièrement prisé en Angleterre. Il se laissa séduire par les assurances de Maxime Gorki (que de mal fit cet homme !), par ses récits sur l'épanouissement de l'activité littéraire en Russie après la chute de la V.A.P.P. : il se fit rapatrier pour aller, Mirski tout court, grossir les rangs des critiques et historiens de la littérature, tous contraints de faire profession de foi « marxiste ». Plus d'une fois, le malheureux dut confesser dans la presse les prétendues fautes commises dans ses articles envers l' « idéologie marxiste » ; cependant, tant que vécut son puissant protecteur Gorki, on le toléra. Maxime Gorki mort et le sinistre léjov en place, Sviatopolk-Mirski fut aussitôt arrêté : bien entendu, l'accusation d' «espionnage» joua une fois de plus, car lui aussi avait eu l'imprudence de correspondre avec sa famille et ses amis restés 1. Jeu de mots sur le nom de léjov, dont la racine signifie hûi11on. L'expression • moufle de hérisson II équivaut à peu pr~• à • poianc de fcr •· Biblioteca Gino Bianco 347 en Europe. Il fut déporté en Extrême-Orient, dans un trou perdu, la baie de Nogaevo, où il mourut (en 1939 ou 1940, je ne me souviens plus), de faim, comme le fit savoir Jules Ochsman, écrivain connu, déporté là-bas lui aussi et qui peutêtre est mort depuis, autre victime de l'absurde terreur. J'affirme l'authenticité de tout ce que je rapporte ici, mais je ne puis pas toujours garantir l'exactitude des renseignements concernant le sort final des écrivains figurant sur ce nécrologe littéraire sans précédent : fusillés ou condamnés à « dix ans d'isolement rigoureux sans droit de correspondance», comment s'en assurer à travers le brouillard impénétrable dont le Guépéou entoure toutes les affaires de ce genre? Voici par exemple le dramaturge Kirchon, ce «Shakespeare et Molière soviétique»(la critique servilene reculait pas devant les épithètes ronflantes), aux succès retentissants. Cet ami intime de lagoda, dont les mauvaises pièces accaparaient toutes les scènes de !'U.R.S.S., gagnait jusqu'à un million de roubles par an et possédait des villas sur le littoral de la mer Noire. En 1937, il se retrouva sans transition dans une cellule de la Loubianka. Comment savoir s'il a été fusillé (comme on l'affirmait en prison) ou jeté « pour dix ans » dans un cul-de-basse-fosse? Quoi qu'il en soit, voilà encore un écrivain, toute question de valeur mise à part, rayé du nombre des vivants. Passons aux vrais sommets littéraires et voyons le sort cruel qui attendait un admirable penseur, un savant, le Père Paul Florenski, dont l'ouvrage Pilier et assisede la vérité fit sensation il y a trente ans. Après avoir courageusement refusé de renoncer à sa dignité sacerdotale, après avoir subi des années de persécutions et de déportation, il fut soudain, vers 1930, placé à la tête d'un établissement scientifique à Moscou, lequel traitait de questions théoriques et pratiques touchant à l'électricité. Le P. Florenski était non seulement un écrivain et un philosophe, mais aussi un subtil mathématicien, auteur de nombreux ouvrages faisant autorité sur la métagéométrie et l'analyse transcendantale. Lui aussi fut rayé du nombre des vivants du temps de léjov : fusillé, emprisonné? Sa famille, que j'ai rencontrée en 1940 à TroïtskoSerguéïevsk (aujourd'hui Zagorsk), pensait qu'il avait péri, mais ignorait de quelle façon. Et voici quelques souvenirs de mes rencontres de prison. Dans la cellule 45 de Boutyrki où, en automne 1937, nous étions cent quarante pour vingt-quatre couchettes, se trouvait un historien de la littérature, A. Lejnev, «marxiste» assez connu. Nous passâmestrois jours côte à côte, épaule contre épaule, sur le bat-flanc (pour se retourner, il fallait se lever, faire demi-tour debout et seulement ensuite s'insérer de nouveau entre ses deux voisins couchés). Il était complètement désemparé, ne parvenant pas à comprendre qu'on eftt pu l'arrêter lui, un marxiste de stricte obédience, auteur de plusieurs ouvrages de critique des plus loyalistes. Il fut transféré à la prison intérieure de la Loubian-

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