Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

YVES LÉVY image j'en ai substitué une autre, tout opposée. Et je laisserais revenir cette grimace ? Vos règles sont absurdes. - Mais si la nation ... - La nation ne peut pas vouloir cette grimace. Si elle semble la vouloir, c'est qu'elle se trompe, c'est qu'on la trompe.» Le soldat sait, il l'a dit il y a trente ans, que l'opinion est inconstante, infidèle à ses héros les plus admirés. Croit-il que, sous cette surface changeante, il y ait, dans les profondeurs, une continuité inaperçue? Il n'y a pas lieu de le penser. Les romantiques des temps romantiques étaient imprégnés de classicisme, et cherchaient l'essence des êtres changeants. Nous sommes, de notre temps, parvenus à cette quintessence du romantisme qu'est l'existentialisme. Or, existentialiste, le soldat qui nous gouverne l'est assurément. Voyez-le nous dire, aux premières lignes de ses Mémoires, ce qu'était, ce qu'est la France à ses yeux : une figure semblable à la princesse des contes, à la madone aux fresques des murs. Est-ce une métaphore? Nullement. L'auteur sait parfaitement que les faits et gestes de la France sont souvent marqués au sceau de la médiocrité, et il le dit. Il sait parfaitement que la France est souvent si divisée qu'on ne pourrait la définir, et il le dit. Mais il dit aussi qu'il s'est fait une idée de la France, qu'il s'y tient, et que, peu disposé à changer sur ce point, il attribue aux Français ce qui lui déplaît, à la France ce qui s'harmonise avec l'image de la princesse, de la madone. Il ne s'agit donc pas d'une métaphore, qu'on pourrait aisément contester, mais d'un principe d'action : le chef de l'Etat a voulu et veut imposer aux Français et aux étrangers l'idée de la France qu'il s'est formée dans l'enfance et qu'il a conservée depuis. L'existence déterminant l'essence, il transforme l'existence pour modeler l'essence. Avant lui régnait la confusion. L'inconstance des choses et des êtres donne à penser que régnera de nouveau, après lui, la confusion. Qu'importe ! Il aura ajouté, à l'histoire de France, une figure historique marquée au coin de l'ordre et de la grandeur, et c'est sans doute, pense-t-il, tout ce qu'un homme d'Etat peut faire de mieux sur la terre: devenir un grand ancêtre pour ceux qui naîtront avec une âme noble. Plus tard, Dieu ou le Destin suscitera en France un autre héros par qui se confirmera l'image toujours à retisser de la princesse de légende. Quelques sentiments qu'émeuve ce pessimisme héroïque dans le cœur d'un politique, s'il n'a pas oublié les images qui enchantaient son enfance, il ne peut l'approuver. C'est 9ue son analyse de l'histoire de France est très différente de celle du soldat. Celui-ci y voit mêlées des images de grandeur et des images de confusion. Mais la grandeur est matière à dispute, comme aussi la confusion. Il y a des pages de grandeur écrites par la France Biblioteca Gino Bianco 345 rassemblée, et des pages de grandeur nées de la division même, et des combats entre Français. Dans la légende de la France, les Croisades ont leur place (encore ont-elles beaucoup perdu de leur éclat), et Jeanne d'Arc, et Clemenceau, mais aussi la Révolution, les Trois Glorieuses, la Commune. Quant à la confusion, elle n'est pas si aisée à définir qu'il peut sembler d'abord, et à tout le moins comporte des degrés. Le régime parlementaire sous la IIIe République n'a pas laissé de présenter quelque confusion. Mais il a aussi été un ordre plus généralement accepté des Français que les régimes précédents. Le parlementarisme jouissait, aux yeux des Français, d'une légitimité telle, que la nation y est tout naturellement revenue après le hiatus né d'une défaite militaire, et que le général de Gaulle, en reprenant le pouvoir, a dû lui-même commencer par instituer un système parlementaire. La légitimité parlementaire, c'est le palladium qui protège la France contre le retour aux sanglantes luttes civiles qui, sous une forme ouverte ou larvée, ont occupé quatre-vingts ans de notre histoire. Le chef de l'Etat semble penser qu'en éteignant le parlementarisme, il éteindrait la plus grande source de confusion, de sorte qu'il laisserait après lui moins de confusion qu'il n'en a trouvé. La vérité est exactement à l'inverse. Les Etats généraux dont il rêve - car le Conseil économique rénové, ce serait une manière de retour aux Etats généraux - ne peuvent avant longtemps bénéficier d'aucune légitimité, parce que la légitimité est liée à la durée, parce qu'elle est liée au pouvoir et que cette assemblée n'en aurait guère, parce qu'en outre l'autorité de cette assemblée serait rongée par le problème du dosage des divers intérêts. Si le chef de l'Etat reste assez longtemps au pouvoir pour éliminer le parlementarisme, il aura privé la France d'un principe de légitimité que l'élection présidentielle ne peut remplacer. D'abord parce que le président ne représente que la majorité, alors qu'au parlement, la minorité aussi est représentée. Ensuite parce qu'on ne peut même pas être assuré que le président sera l'élu d'une majorité : il sera souvent porté au pouvoir par une coalition majoritaire, voire par une entente improvisée entre les deux tours. En l'absence d'une légitimité évidente, il paraîtra bientôt normal de recourir à la force, et le chemin est court de la manifestation à l'émeute, de l'émeute à la guerre civile. Le politique, alors, ne pensera pas sans amertume qu'il était possible de perfectionner l'ordre légitime, et qu'une grande époque classique pouvait naître. Mais cela n'était possible que dans l'abstrait, car les grands hommes sont rarement sages, et ce ne sont jamais les sages qui ordonnent la vie politique. YVES LÉVY.

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