Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

YVES LÉVY parce qu'il sait, lui, distinguer les problèmes constitutionnels des problèmes politiques, tandis qu'ils ne cessent de traiter les problèmes constitutionnels comme des problèmes politiques. Au fond, à bien voir les choses, le général de Gaulle n'a qu'un seul adversaire. Et lorsque dans l'avenir un historien voudra faire le récit de la lutte constitutionnelle sous la ve République, sans doute serat-il conduit à opposer le politique et le soldat : M. Debré et le général de Gaulle. Eux seuls, dira notre historien, ont eu des conceptions constitutionnelles organisées. Et s'ils se sont dès le commencement trouvés associés l'un à l'autre, chacun des deux s'est efforcé de se servir de l'autre pour faire prévaloir ses conceptions personnelles. Le politique travaillait dans l'ombre du soldat pour faire adopter les dispositions constitutionnelles qui organisaient le parlementarisme, le soldat laissait passer ces dispositions pour rassurer les partis politiques, dont l'aval lui était nécessaire dans sa lutte contre ceux qui l'avaient amené au pouvoir. Et à côté de ces articles, il en plaçait d'autres, qui étaient les jalons d'une organisation toute différente. Mais ni le système du soldat ni celui du politique ne s'inscrivait totalement dans les textes. Lorsque le moment fut venu, le soldat fit preuve de décision - il fallait s'y attendre, - gagna un temps sur le politique, et commença à compléter son œuvre constitutionnelle, à détruire celle du politique. David n'a cependant pas abandonné le combat contre Goliath. Récemment encore, M. Debré se prononçait pour le scrutin majoritaire à un tour, en prévision du jour où «l'autorité du chef de l'Etat ne sera plus ce qu'elle est depuis quelques années 3 ». C'est-à-dire qu'il continue à définir et à rechercher les conditions d'une majorité parlementaire, au moment même où Goliath affirme - en dépit de l'existence actuelle d'une majorité à l'Assemblée - que l'Assemblée est le royaume de la confusion et que seule la réforme de 1962 assurera l'autorité de son successeur. Proposition contraire à la vraisemblance - le général de Gaulle lui-même est sans doute convaincu que lui seul peut remplir la fonction présidentielle telle qu'il la conçoit - et qui devrait passer pour absurde, si elle n'exprimait le désir du chef actuel de l'Etat de jouir d'un pouvoir qui ne soit limité ni par une opposition divisée mais majoritaire, comme dans l'Assemblée dissoute en 1962, ni - péril non moins grave - par une majorité compacte à qui son existencemême finirait par conférer un droit à la parole. 3. Cf. le Monde du 21 novembre 1964. On sait que M. Debré est depuis très longtemps partisan de ce mode de scrutin, pour des raisons constitutionnelles. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner quelles raisons politiques l'ont conduit à n'en pas parler en 1958, quelles raisons politiques l'y ramènent aujourd'hui. Nous avons ici fait la critique de ce système - dont le principe est excellent - et proposé un aménagement transitoire qui éliminerait toute tentation, pour les partis républicains, de négocier avant, pendant ou après le scrutin avec les partis extrémistes (cf. le Contrat social, juillctaoQt 1963, p. 207). Biblioteca Gino Bianco 343 LE GÉNÉRAL DE GAULLEira-t-il jusqu'au bout de ses idées, achèvera-t-il d'éteindre ce qu'il nous reste de parlementarisme pour réduire les textes constitutionnels en vigueur à l'article 16 et à la réforme de 1962? Il serait aventuré de l'affirmer. Du moins ses intentions ne sont-elles pas douteuses. Il demeure un adversaire déterminé du régime des partis, c'est-à-dire du régime parlementaire, où le gouvernement est dans la dépendance du parlement. Il a toujours été opposé à l'instauration d'un régime présidentiel, c'est-à-dire d'un régime qui consacre l'existence d'un parlement, en définit irréductiblement les pouvoirs, et en fait l'égal du gouvernement présidentiel. Sans nul doute, il veut que l'assemblée soit dans la dépendance du gouvernement, et le mieux, vraisemblablement, serait qu'il n'y eût pas d'assemblée du tout. S'il en faut une (mais s'est-il jamais demandé pourquoi il en faut une?) il souhaiterait, peut-on penser, que, plutôt qu'une assemblée prétendant représenter elle aussi le peuple souverain - arène où des bavards se livrent aux « querelles idéologiques du passé », - ce fût un conseil consultatif «réaliste» composé de personnalités compétentes et de délégués des organisations économiques et régionales. Comme d'autre part, il tient ouvertement la Constitution pour un texte bâtard qu'un persévérant effort doit transformer de façon à laisser paraître la fonction présidentielle dans sa gloire éclatante, on peut considérer que le seul problème qui se pose est de savoir s'il aura le temps et le pouvoir d'exécuter ses desseins. Si le vote populaire de 1965 fait de l'actuel président des notables le président de la nation, on le verra aussitôt mettre en chantier la réforme du Conseil économique, c'est-à-dire la création d'une nouvelle assemblée, que sa structure mettra à la discrétion du gouvernement. Cette nouvelle assemblée ne tardera pas à prendre le pas sur l'Assemblée nationale, et d'autant plus aisément que les pouvoirs de celle-ci seront assurément réduits, comme l'ont laissé prévoir M. Debré dans un récent ouvrage 4 , puis le chef de l'Etat lui-même dans sa conférence de presse du 31 janvier 1964. La réforme portera essentiellement sur la censure, dont la brutalité ne peut manquer d'indisposer le président. M. Debré expose que le président devrait avoir la faculté de provoquer une seconde délibération sur la censure après un délai d'une dizaine de jours, et la faculté « de soumettre au référendum la question sur laquelle la censure a été votée». Il ajoute cette phrase menaçante : « Seconde délibération, recours éventuel au référendum : dans ces conditions il paraît possible de maintenir les dispositions sur la censure, c'est-àdire la responsabilité gouvernementale devant l'Assemblée. » Il est difficile d'avouer plus naïvement que le président est résolu à manipuler le texte constitutionnel de façon à le vider de toute substance, et qu'il ne laissera subsister une fiction 4. Cf. Michel Debré : Au service de la narion, Paris 1963, p. 204.

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