Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

YVES LÉVY lucide de son chef. Désormais la nation est habilitée à approuver son chef sur tous les problèmes, et même en matière constitutionnelle, comme le chef s'est hâté de le proclamer après avoir - inconstitutionnellement - fait approuver une réforme constitutionnelle par une écrasante minorité d'électeurs. Ce référendum a démoralisé les politiques, comme ont fait aussi ces élections législatives qui conduisirent triomphalement à l'Assemblée une écrasante minorité U.N.R., élue par une médiocre fraction du corps électoral. Pour avoir plus d'éclat que de consistance, ces succès ont pu faire lever quelque inquiétude chez celui qui a choisi de soumettre le renouvellement de son mandat au vote de tous ses concitoyens. Après tout, une écrasante minorité ce n'est pas une majorité. Et peut-être le chef de l'Etat s'est-il rappelé avec mélancolie ce texte qu'on a cité plus haut, et où l'on voit le « personnage historique » ballotté << de l'autorité à l'impuissance, du prestige à l'ingratitude publique». On peut interpréter de diverses façons les chiffres des référendums. On peut notamment y voir, si l'on a le sentiment épique, l'indice d'une grande ferveur suivie d'un certain reflux. Ou bien y voir, très prosaïquement, l'effet des soutiens dont a bénéficié le chef de l'Etat, car sans l'ombre d'un doute les décisions des partis ont eu chaque fois une influence sur le nombre des oui et des non. Quoi qu'il en soit, si l'élection présidentielle a lieu, le général de Gaulle ne peut, pour être élu, se contenter des voix qui se sont portées sur ses candidats : il lui faut aussi espérer que son prestige et les circonstances conduiront sur son nom des voix qui seraient portées à s'égarer sur d'autres candidats. Et il va de soi que lorsqu'on détient le pouvoir, on ne se borne pas à espérer. Lorsque l'événement est d'une importance capitale - et l'élection présidentielle l'est par définition - on y pense du plus loin qu'il se peut, on le prépare de longue main. On peut donc affirmer que le général de Gaulle, malgré qu'il en ait, participe de la politique démocratique par l'un de ses aspects majeurs : par l'inquiétude électorale. Quelle influence cela aura-t-il sur ses décisions de chef suprême? Il n'est pas aisé de le conjecturer. On peut supposer qu'il cherchera à faire précéder le scrutin par quelque grand succès, mais la chose n'est Ras certaine : il sait - on l'a vu plus haut - que 1ingrate opinion « tient pour rien les services du gouvernant et, dans le succès même, écoute ses adversaires avec complaisance ». En fait, un éclatant échec - qu'expliquerait évidemment l'envie ou l'incompréhension de l'étranger, - une France isolée, quelque fièvre obsidionale serviraient mieux les desseins du chef de l'Etat. La prospérité disperse la nation, le péril aisément la rassemble autour d'un personnage historique. Quoi qu'il en soit, la nation, si l'élection présidentielle a lieu, désignera un président, qw sera sans doute le général de Gaulle, et qui sera peutetre un candidatmoins prestigieux,mais soutenu Biblioteca Gino Bianco 341 par l'opposition coalisée. Dans cette seconde hypothèse, il est évident que le nouveau président devrait sans beaucoup tarder dissoudre l'Assemblée nationale, mais il est non moins évident que les nouvelles élections ne donneraient pas une majorité assez cohérente pour permettre au président de gouverner à la façon du général de Gaulle. Le chef de l'Etat, on le sait, est parfois obligé d'imposer ses vues à la majorité qu'un miracle lui a donnée, et dont tous les éléments ne sont pas également dociles. Que serait donc une majorité faite de la coalition de plusieurs groupes politiques, et qui n'aurait pas pour la rallier l'autorité quasi militaire du général de Gaulle? Elle serait ce qu'ont été, dans le passé, les majorités de ce genre, et aucun « contrat de législature » n'y pourrait remédier, cette procédure étant, lorsqu'il s'agit de la France actuelle, une simple vue de l'esprit. Une Assemblée sans majorité ferme reprendrait rapidement son importance, et paralyserait le président. Si celui-ci était tout à fait imbu du pouvoir que donne l'élection au suffrage universel, il pourrait aller jusqu'à se faire couper la tête, à l'instar de Louis XVI, ou préparer un coup d'Etat, comme le prince-président. Plus sage, il lui faudrait, comme Mac-Mahon, se soumettre, et éventuellement se démettre. De toute façon, si dès l'année 1965 la nation donnait un successeur à l'actuel président, la preuve serait bientôt faite que lui seul pouvait exercer la fonction comme il l'a fait. La réforme de 1962 apparaîtrait selon son vrai caractère: une mesure qui offre de grands dangers, ne présente aucun avantage, et, dans le meilleur des cas, n'aura aucun effet sur la vie politique. En revanche, la République conserverait le bénéfice des réformes apportées en 1958 à la procédure parlementaire. Si le général de Gaulle est élu, comme il paraît raisonnable de le supposer, il en ira tout autrement. C'est la réforme de 1962 qui sera le principe fondamental de l'action politique, et la Constitution de 1958 n'apparaîtra plus que comme une étape dépassée. Le chef de l'Etat se préoccupera vraisemblablement de séparer, dans ce texte, le bon grain de l'ivraie, de façon à en faire disparaître ce qui désormais sera à ses yeux l'héritage d'un passé révolu. Bien des gens pensent qu'une grave menace pèse sur le Sénat. Il est difficile de se prononcer sur ce point, mais de toute façon la question est totalement dénuée d'intérêt puisque le Sénat a, par la Constitution de 1958, été dépouillé de tous ses pouvoirs. Le président n'a d'ailleurs cessé de traiter cette assemblée avec le mépris souverain qu'éprouvent les forts pour leurs ennemis impuissants. Le Sénat ne reprendrait quelque poids que si, profondément transformé, il pouvait servir à abaisser l'Assemblée nationale .. Celle-ci en effet ne semble pas éveiller chez le chef de l'Etat plus de sympathie que le Sénat. En 1962, dans son discours électoral du 7 novembre, le général de Gaulle exprimait l'opinion que lanouvelle Assemblée nationale aurait « moins que jamais un caractère réellement représentatif» si ses advcr-

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