Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

B.D. WOLFE guideraient les pas incertains, les pensées chancelantes de l'homme. Les initiés seraient les nouveaux élus, doués à la fois des charismes d'entendement et de vision, et le prolétaire - le petit et !'humilié, toujours plus avili, outragé et offensé - serait crucifié, couronné d'épines, puis armé de foudres vengeresses pour incarner le nouveau Rédempteur, non seulement pour le rachat de sa propre classe, mais pour le salut de l'humanité tout entière. Alors, l'homme serait enfin comme Dieu, maître de son propre destin, artisan de son avenir, architecte conscient du monde où il vit. Bien plus : il se verrait doué, sinon de la toute-puissance, du moins d'une compétence universelle, comme le voulait le passage où Marx le montrait pêchant le matin, chassant l'après-midi et se livrant le soir à des exercices de critique philosophique, et cela sans être chasseur, pêcheur ou philosophe de métier. La division du travail elle-même, qui était à l'origine du monde moderne, prendrait fin, et l'homme retrouverait sa plénitude première. Ainsi le marxisme attire les esprits parce que, comme l'a écrit Henri de Man en parlant de· l'attrait qu'il éprouvait lui-même pour le marxisme, il apparaît cc aussi rigoureux qu'une science, et aussi intégral qu'une religion ». Il combine le prophétisme hébraïque et l'attente millénariste judéochrétienne avec le culte de la science, ce démon faustien du passé devenu la divinité à la mode au xxxe siècle. Ces deux cultes puissants se renforcent l'un l'autre. Les marxistes contemporains, selon le public auquel ils s'adressent, insistent plus ou moins sur l'un ou sur l'autre. Aujourd'hui, tous les néo-marxistes en contact avec les intellectuels libres sont engagés dans une vaste opération de sauvetage. Certains s'efforcent de préserver des ravages du temps le modèle abstrait d'économie proposé par Marx. D'autres abandonnent la nef en perdition de la prophétie économique pour gagner l'île bienheureuse des premières visions utopiques de Marx. Les slogans sont différents : une école parle de la méthode « de Marx », l'autre de l' cc humanisme de Marx ». On évite de parler d'utopie. Parmi les écrits de Marx, et en raison même de leur caractère nébuleux et orphique, on peut toujours trouver un Marx qui convienne au goût du jour. Il n'y a que l'embarras du choix. Marx présente beaucoup plus de contradictions que de rigueur systématique; c'est, dans ses meilleurs jours, un maître du style, qui traite de sujets d'un profond intérêt humain. Ses thèses ne manquent pas d'écho, et certaines d'entre elles sont mêmes assurées de faire une longue carrière. Il est bien facile d'y trouver son bonheur : un petit ensemble de citations, que l'on isolera d'une œuvreimmense, pour les développer au moyen de rq,étitions et d'exégèses. Détachant ainsi un fragment de l'énorme ensemble à peine ébauché, le n6o-marxiste proclame : « Voilà mon Marx à moi, voilà le vrai Marx 1 » Pour l'autre catégorie des néo-marxistes qui défendent en Marx l'économiste et le savant, le sauvetage consiste à tenter d'expliquer, au besoin Biblioteca Gino Bianco 337 en éludant la difficulté, la tournure déconcertante de l'évolution économique actuelle, en considérant chaque nouveauté de l'histoire comme une simple déviation de la ligne essentielle et officielle, dont le cours reste finalement inéluctable. On s'efforce ainsi de montrer que, même si l'on trouve des hauts-fonds, la terre ferme ou même des montagnes là où Marx annonçait des eaux profondes, l'itinéraire fixé par le grand pilote n'en était pas moins juste dans sa direction générale. Les traîtrises de l'histoire ne signifient pas que l'itinéraire initial était faux ; ce ne sont là tout au plus que de longs détours, inattendus peut-être, mais parfaitement explicables. << Lorsqu'une théorie se montre incapable d'expliquer ou même de décrire la réalité, écrit le critique Herbert Luthy, ses adeptes se mettent à écrire des ouvrages où ils expliquent pourquoi elle reste néanmoins foncièrement juste, et en quoi c'est la réalité qui s'est trompée. C'est ainsi que l'astronomie d'avant Kepler s'entêta et se perdit dans un impénétrable fouillis d'hypothèses de travail minutieusement élaborées, de tables de déviations, de quadratures du cercle, dans le seul dessein d'intégrer dans le système de l'astronomie géocentrique ou des orbites circulaires de Copernic les résultats d'observations nouvelles qui paraissaient incompatibles avec les théories reçues. » Les théoriciens du xixe siècle, tout comme Marx qui était leur disciple en même temps que leur critique, travaillaient à partir d'un modèle abstrait d'économie qui, délibérément ou inconsciemment, ne tenait pas compte d'un certain nombre d'aberrations : intervention de l'Etat pour réglementer l'économie, secteurs privilégiés ou freinés, nationalisations, protectionnisme, manipulation de la monnaie, influence des groupes organisés, cartellisation légalisée, concurrence légalisée, fixation autoritaire par des organismes publics ou semipublics du volume, des qualités, des prix, des quotas ou de l'interdiction des importations ; enfin, embryons de l'Etat bien-être et de l'autarcie. En d'autres termes, ils n'envisageaient pas d'intervention politique de l'Etat dans le secteur économique; or c'est là précisément le phénomène caractéristique qui est devenu la clef de voûte des économies modernes. Du temps de Marx, on parla d'abord d'économie nationale, puis d'économie politique ; après Marx, on parla d'économie, en abandonnant la notion de politique. Il faudrait désormais parler de politique économique; beaucoup de langues d'ailleurs n'ont qu'un seul terme pour rendrele sens de policy ou de politics, car la politique économique sociale et gouvernementale st devenuel'élémentfondamental qui détermineles structures du mondemoderne. Le mondedes économistesclassiques du XIX8 siècle était celui des forces économiques autonomes, caractérisépar la libre circulation des hommes, de l'argent,des biens et des idées. L'interventionde toutes les forces étrangères à l'économie était tenue pour négligeable, ou en constante régression à mesure que disparaissait le mercantilisme pour

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