Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

336 sibles : réglementation par l'Etat de la vie économique, limitation légale des heures de travail, salaireminimal, protection de la santé et des conditions de travail, légalisation du droit syndical, interdiction d'employer la police et l'armée contre les piquets de grève, institution des conventions collectives, toute une série de mesures concernant la sécurité sociale. Comme l'a dit Paul Lensch : « L'Etat a subi un processus de socialisation, alors que le socialisme subissait un processus de nationalisation. » Bien plus étonnante encore est la série d'innovations économiques qui ont rendu complètement caduques, en tant que propositions générales, les abstractions des économistes du xixe siècle (Marx aussi bien que ses adversaires). Citons le protectionnisme, la manipulation de la monnaie, les dépenses improductives, le plafond des prix et les prix minimaux, la cartellisation encouragée par l'Etat dans beaucoup de pays, les mesures antitrusts, et, dans de vastes régions du monde, l'autarcie. Accueillis avec ferveur ou redoutés, ces phénomènes ont donné naissance à un monde qui rend les projections de Marx et de ses adversaires aussi inapplicables les unes que les autres à l'état de choses actuel. Le démenti le plus fâcheux infligé à leurs prédictions, c'est que l'ouvrier a refusé de se laisser progressivement prolétariser, et qu'il n'a pas davantage accepté la mission que Marx entendait lui confier. Il a fait preuve d'obstination, d'opiniâtreté, de courage et d'habileté : il ne s'est pas laissé duper, il a su gagner la sympathie d'une bonne partie de la société en refusant le rôle que le prophète lui assignait. « La question, a écrit Marx, n'est pas de savoir ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, peut pour un temps se donner comme but. La question est de savoir ce qu'est le prolétariat, et ce qu'il va être amené historiquement à faire, par le fait même qu'il est ce qu'il est.» Or, contrairement aux vues des intellectuels déclassés qui leur offraient la direction des affaires, les ouvriers eux-mêmes n'ont jamais été attirés par cette mission. Ils n'ont pas accepté d'être réduits à rien pour pouvoir mieux se préparer à devenir tout. C'est précisément contre cette perspective que leur lutte de classe est dirigée ; c'est contre cela qu'ils ont fait jouer leur nombre, leur solidarité, leur influence sur d'autres éléments de la société, et jusqu'à l'émulation qui les opposait parfois, afin de devenir quelque chose dans le monde où ils avaient à vivre, et non pour devenir tout dans un monde qui n'existe que dans l'imagination des utopistes, parmi lesquels Marx est peut-être le plus grand. C'est pour atteindre ce but qu'ils se sont regroupés et que la société moderne dans son ensemble s'est jointe à eux. On peut bien chanter, dans l'Internationale : « Nous ne sommes rien, soyons tout » ; mais une fois que les ouvriers sont devenus quelque chose, l'ensemble du schéma marxiste perd de sa rigueur. . Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL SI LE MARXISME a survécu à toutes ses prophéties, il faut en chercher le secret dans son caractère profondément dualiste. D'une part, il prétend être une science. De l'histoire, de la sociologie, de l'économie, de la politique, il prétend avoir fait de véritables sciences, et faire pour elles ce que Darwin avait fait pour les sciences naturelles ; en vérité, il va encore plus loin : il veut non seulement expliquer le passé et le présent (ce qu'avait tenté Darwin), mais encore prévoir et maîtriser l'avenir (ce que Darwin n'avait point osé). Mais depuis un siècle, l'évolution du monde a tellement mis à mal ces prétentions qu'en Occident, où l'on reste libre de poser des questions, les intellectuels marxistes ne peuvent guère affronter le débat avec les non-marxistes sans recourir à un procédé bien connu des juristes et qui consiste à « avouer en éludant ». Lorsqu'on les presse, ils excellent à éliminer un par un tous les résultats fallacieux auxquels a abouti la méthode de Marx en insistant seulement sur le bien-fondé de la méthode elle-même. On se trouve alors devant un spectacle qui eût pareillement ébahi Bernstein et Kautsky. Aujourd'hui, malgré qu'ils en aient, tous les marxistes orthodoxes in partibusinfidelium sont en même temps des révisionnistes. Considéré en tant que science, le marxisme a été ramené à une méthode qui n'a abouti qu'à des résultats négatifs ; son dernier prestige, c'est sans doute de n'être qu'un « isme » de plus. Il n'y a pas de lockisme, de smithisme, de millisme, de weberisme, de durkheimisme, mais il y a un marxisme, et cela est significatif. C'est précisément dans le fait que le marxisme n'est pas une science, mais avant tout un « isme », que réside son pouvoir maléfique : c'est par là qu'il suscite le fanatisme. Le marxisme est une idéologie au sens précis où Marx lui-même employait ce terme. C'est un credo auquel on ne peut adhérer que par la foi, mais où l'intelligence doute et s'insurge. Lorsqu'une foi est défendue avec passion, aucun fait ne peut prévaloir contre elle ; elle se charge de valeur émotive et ne peut être ébranlée par la simple réfutation de détails, si nombreux soientils ; elle se nourrit d'arguments spécieux, elle vacilleparfois, mais résiste néanmoins ; elle recourt aux foudres et aux anathèmes, convaincue de sa vérité et forte de l'assurance que lui donnent les prophéties. Après deux mille ans de christianisme, où l'on a vu peu à peu s'éteindre la foi de millions d'hommes et où l'image de la foi semble avoir déserté les autels, le marxisme est venu offrir une vision neuve des fins dernières, une nouvelle espérance d'apocalypse, l'aube d'un jour de colère où les puissants seront humiliés et les humbles exaltés, un nouveau millenium de justice, de liberté et de bonheur sur la terre, un monde où la vie perdrait ses aléas et cesserait de jouer de mauvais tours aux hommes. L'histoire se voyait donner une nouvelle signification, un nouveau but, une nouvelle fin dans le temps - « la fin de la préhistoire », selon les termes de M~. On verrait surgir une nouvelle foi intégrale et des certitudes providentielles qui

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