B.D. WOLFE pris ses recherches concrètes. Peut-être croyait-il, en l'entourant d'un ensemble de faits d'expérience, lui donner davantage de force probante. Or les faits rapportés, loin de l'étayer, infirment ladite loi générale. Et au bout de tout cela, nous retrouvons notre vieille connaissance : la prophétie prééconomique, datant de 1844, d'une apocalypse imminente. DANS un de ses moments de modération, Marx a un jour écrit: « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que n'aient été développées toutes les forces productives qu'elle est capable de contenir. » A l'examen, cette proposition n'apparaît guère plus explicite que n'importe laquelle des autres généralisations hâtives de Marx ni plus exacte d'ailleurs, comme les révolutions russe et chinoise devaient le démontrer. Comme par une étrange malice, l'histoire devait accorder la révolution sociale à des pays arriérés, encore à la veille de leur industrialisation, et la refuser à des sociétés industrielles avancées, promises spécifiquement à la révolution par la loi de Marx. Bien plus : non seulement la société industrielle à l'époque de Marx n'avait pas atteint, comme il le pensait, la fin de son évolution en 1844, ou même en 1848, lorsqu'il proclamait avec tant d'assurance l'imminence du grand jour, mais elle était à peine au début du développement de ses forces productives. Cette révolution industrielle que Marx avait étudiée, et qui allait de l'énergie humaine à l' énergie animale, puis à celle du vent, de l'eau, et enfin de la vapeur, le passage de l'artisanat individuel aux manufactures, tout cela ne constituait encore que la première révolution industrielle. Celle-ci devait être suivie d'une seconde : l'ère de l'électricité, puis d'une troisième, d'une quatrième, d'une cinquième : la courroie de transmission, le moteur à combustion interne, la chimie synthétique, l'électronique, l'automation, la fission puis la fusion atomiques ; et ce n'est point fini. Il est vrai que ces deux dernières, la fission et la fusion, laissent assez fâcheusement entrevoir l'éventualité d'un cataclysme, mais ce n'est certes pas celui dont parlaitMarx. Au lieu de la polarisation prédite par Marx, la société a subi un processus exactement contraire. Les classes intermédiaires, vouées par lui à la prolétarisation, ont souvent et profondément modifié leurs caractères et se sont multipliées. A l'intérieur de la société, le prolétariat industriel, contrairement à l'attente de Marx, a perdu en quantité par rapportà l'ensemble de la population, mais il a gagné grandement en consolidant son statut et en organisant sa puissance politique et économique. Le secteur des services, que Marx traitait dédaigneusement de pur gaspillage économique, parlant de « serviteurs parasites de parasites », s'est constarnrntmatccruen nombre et en variété : dansles pays évolués, les services servent pratiquement Biblioteca Gino Bianco 335 désormais l'ensemble des travailleurs. Savoir si l'on doit sympathiser avec le prolétariat et l'aider à améliorer sa situation dans la société est devenu totalement différent de savoir si l'on peut lui confier le destin d'une nation, le soin de refaire la société après la révolution en imposant un nouvel ordre social plus humain. A la première question: faut-il sympathiser avec le prolétariat et améliorer son sort, l'histoire a répondu par l'affirmative. A la seconde : peut-on confier le destin de la société à ce que Marx appelait « la classe la plus abrutie, la plus déshumanisée et la plus avilie », l'histoire a répondu non. En juillet 1948, l'Internationale socialiste tint un congrès à Hambourg. Le nom de Karl Marx y fut prononcé exactement une fois. Les vieux slogans : lutte des classes, exploitation de l'homme par l'homme, avaient disparu. Au contraire, les mots de « liberté », de « démocratie », de « dignité humaine» revinrent très souvent. C'est que les leaders présents à ce congrès avaient été membres de gouvernements ; ils avaient l'expérience de l'exercice du pouvoir, et par là même en connaissaient les limites raisonnables, ainsi que celles d'une opposition responsable au parti au pouvoir. Au fond, vue sous l'un de ses aspects les plus importants, la démocratie peut être définie comme le sens des règles d'un jeu dans lequel le parti qui gouverne n'anéantit pas l'opposition, mais garde dans l'exercice du pouvoir un certain sens des responsabilités. De son côté, l'opposition ne discrédite pas complètement le parti au pouvoir ou le gouvernement ; elle use de son droit de critique, mais avec le sens des responsabilités. Le principal discours théorique de ce congrès socialiste de Hambourg fut prononcé par Oscar Pollak, sur le thème : « La déception après le succès ». Le problème était ainsi posé : « Pourquoi le socialisme ne soulève-t-il plus l'enthousiasme des foules?» Et Pollak de répondre que le sort de celles-ci a été tellement amélioré, et dans une mesure qui aurait laissé incrédules, au xixe siècle, les socialistes de toutes nuances, qu'on ne pouvait plus guère les émouvoir avec des slogans tels que la lutte des classes ou le socialisme ; ce sont les progrès réalisés dans l'ordre du bien-être matériel de la classe ouvrière qui ont mis le parti socialiste dans une position difficile. Autre chose encore: l'Etat ne s'est guère conformé, dans son évolution, aux prédictions et analyses de Marx. Pour ce dernier, l'Etat était le « comité exécutif» de la classe capitaliste numériquement en voie de disparition. Au lieu de cela, l'Etat s'est de plus en plus démocratisé; les travailleurs ont été affranchis dans une large mesure, et l'exercice du gouvernement est devenu toujours davantage tributaire des votes du monde du travail, des paysans et de toutes les classes intermédiaires. Cette influence des milieux du travail sur le gouvernement et la pression générale exercée par la société dans son ensemble ont engendré de nombreuses réformes que Marx tenait pour impos-
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