334 AINSI, en reconnaissant le caractère erroné de quelques-unes de leurs thèses et de leurs prédictions, Marx et Engels furent les premiers révisionnistes en date. Les orthodoxes du système, tout en répugnant fort à modifier ce que Marx et Engels ont laissé ou à autoriser, maintenant que les fondateurs sont morts, toute initiative révisionniste de la part des vivants, voient dans cette attitude la preuve que les auteurs étaient bien des savants et non des dogmatistes. Les révisions ne se limitèrent pas aux problèmes de la guerre, du nationalisme ou du calendrier de la révolution. En 1850, Marx affirmait par exemple au prolétariat que c'était une « utopie insensée» que d'attendre « la moindre amélioration de sa condition .en restant dans la république bourgeoise». Et ce, pour les années 40. Mais dans les années 60, Marx saluait la réduction légale de la journée de travail comme « une conséquence de la pression sociale »,formulation tout à fait étrangère, on le voit, à la notion de classe, ou encore comme « la victoire d'un principe, victoire qui a vu l'économie politique de la bourgeoisie capituler devant l'économie politique de la classe ouvrière, et qui est le résultat d'un demi-siècle de guerre civile ». Il est permis de se demander ce que Marx entend par guerre civile; mais l'étonnement ne fait que croître lorsqu'on le voit reconnaître qu'en Amérique, en Angleterre et en Hollande (Engels ajouta plus tard la France), la révolution sociale, tout en restant, certes, une révolution, pouvait s'effectuer selon un processus démocratique sans violence, « les barricades n'étant pas nécessaires, parce que dans ces pays, le prolétariat, s'il le veut, peut s'assurer la victoire au suffrage universel». Quelle qu'ait pu être l'étendue de ces révisions, faites à la lumière de l'expérience d'un monde mouvant, déconcertant et rebelle à tout pronostic, on n'en constate pas moins au centre de la pensée et des sentiments de Marx la permanence jusqu'à la fin d'un élément irréductiblement sacré et apocalyptique. Il continua à penser la société industrielle en termes mythiques hégéliens : pour lui, c'était « le système ». Il persista à croire que quels que fussent les défauts de ce système (et il excellait d'ailleurs à les percevoir), ceux-ci lui étaient inhérents, en étaient inséparables, et ne pouvaient être supprimés isolément, l'un après l'autre; c'était le système tout entier qu'il fallait jeter bas. Il était persuadé de bien connaître le point de tension extrême du cadre de la société, point au-delà duquel le monde le plus rapidement changeant de l'histoire humaine ne pouvait plus changer davantage sans faire éclater ce cadre prétendument rigide. Il assignait à une classe particulière la mission de briser ce cadre. Il était sûr de voir bientôt se lever le jour de la colère et du Jugement. Selon lui, les améliorations continuelles (autrement dit des réformes) ne changeaient rien quant au fond; elles ne faisaient qu'aider la classe élue à mieux prendre conscience de sa mission : non point élimination des maux évidents (réformes), mais bien transformation soudaine et totale (révolution). ·Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Dans le premier livre du Capital, le seul qu'il ait achevé, Marx est hanté par la contradiction entre le jugement qu'il porte sur les réformes et la nécessité de la révolution. L'ouvrage contient un précieux ensemble de faits, largement empruntés, d'ailleurs, aux livres bleus parlementaires d'une nation qui s'employait à réformer les abus de son premier stade d'industrialisation. Il donne des essais historiques, des études de technologie, des analyses de développement de l'industrie moderne, du matériel statistique intéressant, des précis et des critiques de théories économiques courantes et des observations sociologiques pénétrantes. Mais les passages empruntés aux livres bleus témoignent éloquemment de l'éveil d'une conscience qui n'est point celle d'une classe, mais celle de la société britannique tout entière. Le los que Marx entonne au succès du bill des Dix Heures et autres mesures de législation sociale dit assez au lecteur que le sort de la classe ouvrière va en s'améliorant, que celle-ci se renforce et s'organise, que ses besoins sont en train de susciter l'intérêt agissant de tous les autres secteurs de la société. « Le capital subit la contrainte de la société. » «Les gros industriels se sont résignés à l'inévitable. » «Le pouvoir de résistance du capital s'est progressivement affaibli (...), le pouvoir d'attaque de la classe ouvrière s'est accru, ainsi que le nombre de ses alliés (...). D'où le progrès relativement rapide réalisé depuis I 860. » Tout paraît donc assez clair - et encourageant, - mais à la fin du livre, Marx s'avise soudain de l'autre pôle de sa pensée ; nous avons alors la conclusiongénéralede toute son étude empirique, la loi générale ou la ligne générale de l'ouvrage. C'est le chapitre intitulé:« La tendance historique de l'accumulation capitaliste». Marx oublie toute l'histoire empirique pour essayer de définir ce qu'il faut entendre par tendance historique de l'accumulation capitaliste. Le capital, écrit-il, a été conçu dans le péché originel, « avec une tache de naissance sur la joue; de tous ses pores, de la tête aux pieds, coulent le sang et l'ordure » ; il est voué désormais, en vertu de la « loi immanente de la production capitaliste elle-même », à quitter ce monde dans un cataclysme: A mesure que diminue le nombre des potentats du capital (...) s'accroissentla misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation et l'exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière (...). Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production (...). La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés. Etait-ce donc pour en venir là qu'avaient été entreprises les vastes recherches du Capital et accumulés tant de faits? Marx était déjà parvenu à cette conclusion en 1844, en ouvrant le premier ouvrage français d'économie. Cette « loi générale » était son thème favori avant même qu'il eût entre-
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