Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

332 Lorsque Marx commençait à s'intéresser au socialisme, les trois premiers ouvriers qu'il connut étaient des autodidactes : Weitling, Proudhon et Leroux. A partir de ces trois cas, il procéda aussitôt à une vaste généralisation et déduisit l'une de ses lois scientifiques : « le sentiment révolutionnaire est naturel à la classe ouvrière; et l'activité révolutionnaire [des ouvriers] constitue la plus grande joie de leur vie ». Marx ne l'avait-il pas en effet constaté chez trois d'entre eux? En 184 5, Marx écrit une trentaine de pages pour défendre Proudhon, de manière passionnée, contre tous ses critiques. Selon lui, « l'ouvrage de Proudhon Qu'est-ce que la propriété? constitue la première tentative libre de toute entrave, définitive, scientifique, de créer une véritable science de l'économie nationale». C'est là en vérité un remarquable éloge. Nous sommes en 1845. La même année, Marx, expulsé de France, se rend à Bruxelles et y fonde des comités de correspondance. Il écrit à Proudhon : « Accepteriezvous d'être le correspondant parisien d'un comité de correspondance? »La réponse de Proudhon vaut d'être citée : Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir ; mais pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple ; ne tombons pas dans la contradiction de votre compatriote Martin Luther qui, après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt, à grands renforts d'excommunications et d'anathèmes, à fonder une théologie protestante. Depuis trois siècles, l'Allemagne n'est occupée que de détruire le replâtrage de M. Luther; ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis. J'applaudis de tout mon cœur à votre pensée de produire au jour toutes les opinions ; faisons-nous une bonne et loyale polémique ; donnons au monde l'exemple d'une tolérance savante et prévoyante, mais, parce que nous sommes à la tête du mouvement, ne nous faisons pas les chefs d'une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d'une nouvelle religion, cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations, flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes; ne regardons jamais une question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu'à notre dernier argument, recommençons s'il faut, avec l'éloquence et l'ironie. A cette condition, j'entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non ! Ainsi, la rupture s'amorçait. Marx avait à peine terminé la lecture de cette lettre qu'il se livrait à une vive attaque contre Proudhon dans son livre Misère de la Philosophie, réponse au plus récent ouvrage de son adversaire: Philosophie de la Misère. Dès lors, le terme d' « utopiste » devint l'arme favorite de Marx dans ses efforts pour se poser comme le seul « homme de science » parmi les théoriciens socialistesde son époque : la science, la vérité et le progrès étaient entièrement de son côté ; chez tous ses adversaires, ce n'était qu'utopie, illusions et réaction. L'utopiste, en un âge de science, était à ses yeux un homme qui avait perdu .Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL tout contact avec l'évolution économique; pour connaître la véritable nature de cette évolution, ainsi que la loi qui la régit, il fallait, bien entendu, se mettre à l'école de Marx. Ainsi fut inauguré le procédé marxiste qui consiste à aonihUer l'adversaire en lui collant des étiquettes toutes faites. Si Karl Marx fut grand, ce fut en tant que critique social, et non comme homme de science ; ce ne fut pas en vertu des lois qu'il pensait avoir découvertes, mais par les valeurs qu'il voul~t réaliser et qui se dissimulaient derrière la terminologie scientifique et les prophéties de l'inéluctable. Pour prouver que Marx n'était pas un homme de science, mais un véritable socialiste utopique (soit dit sans vouloir porter atteinte à sa mémoire, car je le place plus haut en le qualifiant de socialiste utopique qu'il ne fait lui-même lorsqu'il se croit socialiste scientifique), j'en appelle au témoignage d'un certain Friedrich Engels, qui écrivait en 1846: Voici que les Allemands se mettent à piller aussi le mouvement communiste. Comme toujours, les plus attardés et les moins actifs essaient de cacher leur indolence en méprisant leurs prédécesseurs et en recourant aux rodomontades philosophiques. Ce que les Français et les Anglais ont dit il y a dix, vingt ou quarante ans [et il est vrai que dans l'élaboration de la théorie socialiste, les Français et les Anglais ont précédé les Allemands], et ce qu'ils ont fort bien dit, très clairement et dans un style magnifique, voici que les Allemands viennent d'en prendre superficiellement connaissance et se mettent à habiller tout cela à la Hegel. Au mieux, ils le redécouvrent tardivement et le publient sous une forme abstraite et dégradée, en présentant comme une découverte toute nouvelle les idées de leurs prédécesseurs. Je n'exclus même pas mes propres œuvres de cette critique. Le seul apport des Allemands, c'est de donner de tout cela de mauvais résumés ou d'exprimer leur pensée sous une forme détournée et inintelligible. Voilà certes beaucoup de modestie de la part d'Engels, attitude qui du reste fut toujours la sienne à l'égard de ses propres œuvres. S'il manque de mesure à propos des prétentions de Marx, il n'en use pas de même en ce qui le concerne. Il évite soigneusement de mentionner Marx d'une manière ou d'une autre. En· parlant des Allemands, il ne cite pas de nom, il n' « hégélise » pas leurs prédécesseurs, pas plus qu'il ne les démarque en compliquant leur pensée. Mais il faut dire qu'à cette époque il faisait déjà équipe avec Marx: leur étroite association datait déjà d'un an lorsqu'il écrivait les lignes précitées. Mon second témoin est un certain KarlMarx. Voici comment il décrit, la même année, ce que sera la société future : Dans la société communiste, où personne n'a de genre d'occupation exclusif, mais où chacun peut exercer son activité dans n'importe quelle branche à son gré, c'est la société qui règle l'ensemble de la production et qui, par là même, me donne la possibilité de faire une chose aujourd'hui et une autre demain, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, d'élever du bétail le soir, de faire de la critique après dîner,

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