B.D. WOLFE CENT ANS ont passé depuis la fondation de la 1re Internationale, cent seize ans depuis le Manifeste communiste qui avait annoncé la chute de la bourgeoisie et la victoire non moins inéluctable du prolétariat, cent et quelques années depuis que la Critique de l'Economie politique a présenté la théorie marxienne de l'évolution et de la révolution sociales, ainsi que les thèses générales du matérialisme historique, bientôt un siècle enfin depuis que le Capital a dévoilé la « loi économique du mouvement de la société moderne». Or, ce siècle d'histoire n'a pas été tendre envers les prédictions de Karl Marx, lesquelles, dans l'ensemble comme dans le détail, ne se sont guère réalisées. L'idée même de faire de la sociologie une science exacte et de découvrir la loi du mouvement de la société industrielle n'est plus de mise pour la société de notre temps. Et pourtant, alors que d'autres penseurs et critiques sociaux du xixe siècle restent ensevelis dans les manuels, le nom de Marx ne cesse de retentir aux quatre coins du monde. Les dirigeants d'un tiers de l'humanité l'exaltent comme le fondateur d'une foi au nom de laquelle ils entendent décider du destin de leurs peuples. On l'accepte ou on le rejette, très souvent sans même connaître son œuvre. En Occident - à quoi je limiterai ici mon propos, - bon nombre d'intellectuels se disent marxistes; tout en reconnaissant l'échec d'une grande partie de la doctrine de Marx et le discrédit que lui cause l'abus que l'on fait de son nom à l'Est, ils cherchent de nouveaux moyens de maintenir leur foi menacée. On entend parler, dans les universités américaines, de « théorie marxiste de l'Etat », alors qu'il s'agit en fait de théorie léniniste de l'Etat ; ou de « théorie marxiste du Parti », alors qu'il s'agit de théorie léniniste du Parti; ou encore de « théorie marxiste de l'impérialisme », alors qu'il s'agit de théorie léniniste de l'impérialisme. En réalité, il n'y a pas de théorie marxiste de l'impérialisme. Après avoir passé au crible l'œuvre de Marx d'un bout à l'autre, je n'ai trouvé le mot « impérialisme » qu'une seule fois, et encore étaitce à propos de la structure de l'empire de Napoléon le Petit. Quant au colonialisme, dans la mesure où Marx en a parlé, il le considérait comme une force de progrès, se frayant un chemin à travers la torpeur millénaire de l'Orient, réveillant les peuples et les lançant dans le çrand courant de l'évolution historique. Il n'existe pas davantage de théorie léniniste de l'imat:rialisme, mais une théorie libérale de l'impéri · me due à J. A. Hobson et une théorie socialiste élaborée par Hilferding et Rosa Luxembourg en réaction contre le grand élan impérialiste de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Lénine s'en est emparé pour les besoins tactiques et stratégiques de sa lutte en vue de révolutionner la société dans laquelle il vivait. Tout cela, aux yeux de beaucoup d'universitaires, passe pourêtre la« théoriemarxistede l'impérialisme». Les non-marxistes du monde libre, lorsqu'ils étudient l'œuvre de Marx sans passion - en Biblioteca Gino Bianco 331 admettant que ce soit possible devant une œuvre si chargée de passion, - sont volontiers prêts à reconnaître en lui un grand moraliste, un grand styliste, un penseur riche et captivant dont les vues et même les erreurs peuvent encore féconder les disciplines sociales. C'est à dessein, pour ne pas retomber dans l'erreur de Marx, que nous évitons de parler de « sciences sociales ». L'histoire, la sociologie, l'économie, la philosophie politique sont autant de disciplines sociales qui peuvent tirer profit d'un contact avec les écrits et la pensée de Marx. Les spécialistes de ces disciplines ont un peu honte de voir que l'homme, pour juger de ses propres activités, fait appel aux valeurs humaines essentielles. Marx en vint à partager ce sentiment. Sans cette mauvaise conscience, considérée à tort comme scientifique, nos disciplines sociales ne seraient pas si pauvres. La philosophie politique ne connaîtrait pas une telle éclipse ; plus saine et plus solide, elle reconnaîtrait sa dette envers Marx et les utopistes de son genre, pour ce qu'ils ont apporté à cette branche de la philosophie politique que nous pouvons appeler critique sociale, laquelle compare les imperfections de toute société en devenir avec les potentialités de cette société et la vision imprécise mais obsédante d'un monde meilleur. * ,,. ,,. LE TOUR le plus habile du nxe siècle, si l'on pense au prestige de la science à cette époque, fut pour Marx de qualifier de« scientifique» sa vision d'un monde meilleur, et de traiter d'utopistes tous ses prédécesseurs et tous ses émules. Au moment où s'étendait la renommée de Darwin, Marx émit la modeste prétention d'être le Darwin des sciences sociales, de pouvoir déduire ce qui doit être à partir de la loi du mouvement qu'il prétendait avoir découverte derrière ce qui est. Les utopistes vont de ce qui cc est » à ce qui cc devrait être ». Marx prétendit aller de ce qui «est» à ce qui « doit être » nécessairement. Sa doctrine prétend par là être une doctrine de l'inévitable. Les valeurs humaines sont donc chassées une fois de plus des sciences sociales, et Marx identifie sa théorie de l'histoire avec l'histoire elle-même ; par suite, l'histoire devient l'unique juge, et l'on sait combien elle peut être un juge cruel et inhumain. Mais le cc doit être » découvert à l'intérieur de ce qui « est » se ramène aisément au « devrait être » par lequel Marx avait commencé avant de se poser en homme de science. Marx demande à l'histoire de ne faire que ce qu'elle doit faire, car, au fond, ce qui se cache sous les espèces du « doit » de Marx, c'est sa conception visionnaire du« devrait». Marx eut l'idée de cette habile substitution lors de sa controverse avec Proudhon, socialiste comme lui (et même avant • lui), à maints égards son prédécesseur, envers lequel il avait contracté une dette, et qui était beaucoup plus que lui un socialiste h . . uroao,ta1re. • Proudhon ~tait de 9 ana plus Ag~que Marx. - N.d.l.R.
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