Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

revue /,istorique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - NOV.-DÉC. 1964 B. SOUV'ARINE ............ . BERTRAM D. WOLFE ..... . YVES LÉVY ............... . IVANOV-RAZOUMNIK ..... . Vol. VIII, N° 6 A l'Est, rien de nouveau Un siècle de « marxisme » Un soldat dans la politique Destinées d'écrivains (Il) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE JERRY F. HOUGH ........ . D. P. HAMMER ........... . Khrouchtchev aux champs Chez les étudiants de Moscou . DÉBATS ET RECHERCHES K. PAP AIOANNOU •........ Le mythe de la dialectique (Il) QUELQUES LIVRES Comptes rendus par RICHARD PIPES, E. MANINT M. SHERRER, Luc GUÉRIN, MICHEL CoLLINET, YVFS LÉVY CHRONIQUE Mœurs des diornales Correspondance . INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL MARS-AVRIL 1964 B. Souvarine Le spectre du trotskisme N. Valentinov De la « nep » à la collectivisation E. Delimars Nouvelle éclipse de Lyssenko Michael Rywkin Le prix de la soviétisation en Asie centrale Richard Pipes Les forces du nationalisme en U.R.S.S. Lucien Laurat Actualité de Rosa Luxembourg Documents Art et antisémitisme soviétiques Chronique Lé racisme sans fard JUILLET-AOUT .1964 B. Souvarine Le désarroicommuniste Lydia Dan Boukharine,Dan et Staline F. Sternberg Entretiens avec Trotski A. Brumberg A proposd'un anniversaire N. lasny L'agriculturesoviétiquedix ans aprèsStaline Las.zlo Ti kos · Renaissancelittéraire en Hongrie Yves Lévy Quand la Francedécouvraitl'Amérique Documents Les communistes et la Résistance MAI-JUIN 1964 B. Souvarine En un combatdouteux ~éon Emery Le communisme et les grandesreligions Meyer Schapiro Sur la politiquede Max Weber Victor S. Frank Le citoyen soviétique et la question chinoise Robert V. Daniels Lemonolitheétait-il monolithique ? E. Delimars La biologieen liberté surveillée Lucien Laurat Unsiècle aprèsle « Capital » Chronique l.es malheursde Clio SEPT.-OCT. 1964 · B. Souvarine Exit Khrouchtchev L'annoncefaite d Mao Grégoire Aronson Bolchéviks et menchéviks lvanov-Razoumnj k · Destinées d'écrivains ln memoriam N. V. Volski (Valentinov) N. Valentinov Charlatanismestatistique Robert Barendsen L'enseignement en Chinecommuniste K. Papaioannou Le mythe de la dialectique Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7e Le numéro : 4 F ·Biblioteca Gino Bianco ....

kCOMl?il] rffu, l,istorÎflU d "itif1te J,s /Aits ,t Jes iJüs NOV.-D~C. 1964 - VOL. VIII, N° 6 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . . . . . A L'EST,:RIEN DE NOUVEAU. . . . . . . . . . . . . . 325 Bertram O. Wolfe. . . . . . . . UN SIÈCLE DE «MARXISME» . . . . . . . . . . . . . . 330 Yves Lévy . . . . . . . . . . . . . . . UN SOLDAT DANS LA POLITIQUE. . . . . . . . . 339 lvanov-Razoumnik ... :.... DESTINÉESD'ÉCRIVAINS(Il)................ 346 L'Expérience communiste Jerry F. Hough . . . . . . . . . . KHROUCHTCHEVAUX CHAMPS............ 355 D. P. Hammer . . . . . . . . . . . CHEZ LES ÉTUDIANTSDE MOSCOU . . . . . . . 361 Débats et recherches K. Papaioannou Quelques livres LE MYTHE DE LA DIALECTIQUE(11)...... . Richard Pipes . . . . . . . . . . . . THE.RISE.OF SOCIALDE.MOCRACYIN RUSS/A, de J. L. H. 368 KEEP. . . . . • . . . . • . . . . • • • . . . • • . . . . • . • . . • . . . . . • . . • . • . . 375 E. Manint................ PANSLAVISME. TSOLIDARITÉS.LAVE. AU XIXe SIÈCLE., de GEORGES LUCIANI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . • 376 M. Sherrer. . . . . . . . . . . . . . . LE.LIVRED. E.LAGE.NÈSED.UPE.UPLEU.KRAINIEN. . . . . . . . . 3n E. Manint................ UNE. AUTRE.E.UROPE., de CZESLAW MILOSZ......... 377 Luc Guérin . . . . . . . . . . . . . . LOGIQUEE. .T RELIGIONCHRÉ.TIE.NNED.ANS LA PHILOSOPHIE.DE.HE.GEL, de CLAUDE BRUAIRE . . . . . . . . . . . . . 378 Michel Collinet........... LE.TTREA.FFLIGÉE. AU GÉ.NÉ.RADLE.GAULLE., de GEORGES IZARD . . • • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379 Yves Lévy . . . . . . . . . . . . . . . L'ANNÉE.POLITIQUE.1.963 . • .. .. . • • . .. .. .. . .. .. .. .. . .. 380 Chronique MŒURS DES DIURNALES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 381 Correapondance .......................................................... 382 Livre, reçu, Biblioteca Gino Bianco

/ . DERNIERS OUVRAGES DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. 1. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairië GalJimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : Joseph Malègue, romancier inactuel Trois poètes cosmiques Le Gros. Animal Lyon, Les Cahiers libres, 3, rue Marius-Audin. Raymond Aron :- Le Grand Débat INITIATION A LA STRATÉGIE ATOMIQUE Paris, Calmann-Lévy. 1963. La Lutte de classes NOUVELLES LEÇONS SUR LES SOCIÉTÉS INDUSTRIELLES Paris, Librairie Gallimard. 1964. Théodore Ruyssen : Les Sources doctrinales de l'internation.alisme · · T. I. - Des origines d /a paix de Westphalie T. Il. - De la paix de Westphalie d /a Révolutionfrançaise T. Ill. - De la Révolutionfrançaise au milieu du XIX' siècle Paris, Presses Universitaires de France. 1954-1958-1961. Lucien · Lau rat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME . . ·Paris, Le Livre contemporain. 1957. . . Paul Barton : L'Institution· concentrationnaire Biblioteca Gino Bianco en Russie (1930-1957) Paris, Librairie Pion. 1959. Kostas Papaioannou : Hegel PRÉSENTATION, CHOIX DE TEXTES Paris, Editions Seghers. 1962• ... ,

<. rev11e !tistorÎ'JUe et critique Jes faits et Jes iJées Nov.-Déc. 1964 Vol. VIII, N° 6 A L'EST, RIEN DE NOUVEAU par B. Souvarine JUSQU'A PRÉSENT, les mesures gouvernementales prises à Moscou depuis la démission forcée de Khrouchtchev ont démenti toutes les explications et suppositions élucubrées par les commentateurs occidentaux (et chinois) pour motiver cette péripétie de politique intérieure et lui conférer abusivement l'ampleur d'un événement historico-universel. A part une dérisoire distribution de farine aux Moscovites, deux décisions notables ont suivi l'éviction du premier Secrétaire. L'une accorde une marge accrue de liberté économique aux individus et aux familles qui cultivent une parcelle de terre en usufruit et y élèvent un peu de bétail. L'autre rétablit l'organisation interne du Parti dans son état antérieur à la réforme de novembre 1962 qui la divisait en deux sections affectées séparément à l'industrie et à l'agriculture pour coiffer respectivement les institutions spécialisées. Ni l'une ni l'autre ne figurent au catalogue des changements prévus par les experts occidentaux extra-lucides. Ce sont des réformes empiriques, non du « système », mais dans le système, comme le pouvoir soviétique ne cesse d'en décréter, quitte à les abolir, puis à recommencer, depuis bientôt un demi-siècle. Si Khrouchtchev avait présidé au nouvel élargissement du secteur agricole privé, ce dont il est parfaitement capable, le chœur des badauds eût célébré à l'envi une telle manifestation de libéralisme, voire de « khrouchtchévisme ». Mais comme la décision intervient sans lui, le chœur interloqué ne sait que dire, après avoir prévu « raidissement » et « durcissement » redoutables. Notons qu'en févrierdernier,Khrouchtchevlaissaitentendre que les terresci-devantviergesne seraientbientôtplus cultivées en céréales et préconisaitd'utiliser « la grandeforcedu stimulantmatériel,de payermieux Biblioteca Gino Bianco celui qui travaille plus », ajoutant quelques jours plus tard qu'il faut « lutter contre le nivellement, s'engager hardiment sur la voie du stimulant matériel, selon les critères de quantité et de qualité du travail fourni (...). On peut économiser sur tout, sauf sur la rétribution de ceux qui produisent » (cité dans notre article du Figaroagricole, n° d'avril 1964). Khrouchtchev en venait donc à spéculer sur l'intérêt privé, tout en adoptant contre le «nivellement» une thèse de Staline. D'autre part, il est constant que la petite culture personnelle des paysans, des ouvriers et des employés sur leurs lopins dépasse de beaucoup la productivité des fermes étatiques et collectives, malgré l'extrême disproportion des moyens utilisés de part et d'autre; avec environ 3 % des surfaces cultivées et un outillage rudimentaire, le secteur privé produit bien plus et bien mieux que le secteur collectif qui dispose en totalité des terres à pâturages, de l'outillage mécanique, des cadres agronomiques, des subventions budgétaires, de toute l'aide possible octroyée par l'Etat (cf. dans le Figaroagricole de juillet 1964 les chiffres effarants de notre article : «Agriculture collective et production privée »). Il n'est donc pas étonnant que le marasme agricole permanent, attesté encore cette année par de nouveaux achats soviétiques de blé capitaliste au Canada, contraigne le noyau dirigeant du Parti à de nouvelles concessions à l'initiative privée, à l'intérêt individuel, quel que soit le premier Secrétaire. L'annulation de la réorganisation par la désorganisation de l'organisation du Parti accomplie en vertu de la décision prise en novembre 1962, non par Khrouchtchev, mais par le Comité central, même si Khrouchtchev en fut le promoteur, ne peut surprendre que les savants spécialistes des

326 « mystères du Kremlin » qui ne voient pas les simples réalités étalées au grand jour. Les bolchéviks n'ont jamais cessé d'organiser, de désorganiser et de réorganiser leur désordre autoritaire, désireux à la fois de « guérir les rhumes et entretenir les courants d'air» (comme on dit là-bas), et ils ont toujours déploré les maux inhérents à la bureaucratie pour les combattre au moyen de mesures bureaucratiques supplémentaires. Le Comité central avait à son ordre du jour, en novembre 1962, « l'amélioration de la direction, par le Parti, de l'industrie, de la construction et de l'agriculture», et à la surprise générale, il a conclu à la nécessité « d'une réforme complète de la direction des affaires économiques, réforme qui en dit long sur la situation réelle de l'industrie et de l'agriculture soviétiques », selon les termes de notre article « Les surprises du Comité central » dans Est et Ouest (n° du 1er février 1963). Au lieu de desserrer l'étreinte du Parti sur les organes économiques, à quoi certains signes permettaient de s'attendre, la réforme que l'on impute maintenant à Khrouchtchev la renforçait davantage. «Décision inconcevable sans préparation mûrement réfléchie, soigneusement menée dans les cadres supérieurs du Parti», remarquait peut-être à tort le même article, tout en soulignant que «si la production planifiée répondait aux espoirs et aux calculsdes dirigeants, si l'optimisme de commande et de propagande était tant soit peu justifié, quel besoin auraient ces messieurs infaillibles de remettre en question tout le système de direction et de gestion des affaires économiques? » Que la préparation ait été, ou non, « mûrement réfléchie, soigneusement menée », il n'empêche que le même Comité central a voté la réforme en 1962 et en fait implicitement grief à Khrouchtchev en I 964 : là gît le ressort secret du régime. Pourtant ce qui devait arriver était prévisible, comme le prouve la suite de cemême article : « ••• La réforme décidée en novembre ne peut qu'aggraver les maux dont souffrent l'industrie et l'agriculture, en surajoutant de nouveaux étages bureaucratiques à ceux qui existaient déjà, en multipliant le fonctionnariat et le secrétariat parasitaires. On avait eu une surprise analogue en mars dernier [1962], quand le Comité central délibérant sur la situation agricole (et non sur les conflits annoncés en vain par les soviétologues occidentaux) prit des mesures assujettissant les kolkhozes à un surcroît de bureaucratie paperassière. » Pour finir, l'article esquissait comme suit les perspectives : Khrouchtchev et son équipe doivent se préoccuper de revigorer chez eux l'industrie et l'agriculture déficientes, sans renoncer pour autant aux fabuleuses dépenses improductives qu'ils jugent nécessaires à leur prestige international. Forts de la surprenante décision du Comité central, ils vont réorganiser le Parti et l'Etat en les adaptant aux structures de la production, au lieu des bases territoriales, escomptant ainsi une production accrue, une productivité plus intense. Les comités régionaux et locaux du Parti devront se dédoubler pour s'adonner qui à l'industrie (englobant la construction et les transports), . BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL qui à l'agriculture, et l'appareil de l'Etat calquera ses organes sur ceux du Parti. Rien n'indique à quoi se rattacheront la distribution des marchandises, l'instruction et l'hygiène publiques, les services sociaux de toutes sortes. On a peine à se représenter le fonctionnement futur de ces multiples administrations, bureaux, comités, soviets, dont s'enchevêtreront les compétences, se contrediront les circulaires, se chevaucheront les ordres et les contre-ordres. Après les déboires de la décentralisation par les sovnarkhozes, le nouvel expédient dissimule mal un regain de centralisme. Tout cela parce que les champions de la coexistence pacifique ne se décident pas à substituer une véritable économie de paix à leur injustifiable économie de guerre. La direction collective a, en quelque sorte, contresigné les lignes qui précèdent en restaurant le statu quo ante, après des dégâts qu'elle seule peut connaître.Khrouchtchev a-t-il voulu s'opposer à cette rétrogradation, on n'est pas près de le savoir. Notre allusion aux déboires de la décentralisation par les sovnarkhozes n'était pas gratuite puisque la question semble chaudement débattue, derrière le décor de l'unanimité monolithique. Ladite décentralisation, dont tant de bourgeois avisés ont fait gloire et honneur au « libéralisme » de Khrouchtchev, a subi un rude coup, peu après la réforme du Parti, avec la création d'un Conseil économique supérieur rappelant celui qui avait été créé par Lénine en 1917 et supprimé en 1932 sous Staline. A seule fin de montrer une continuité de vues que n'inspire aucun esprit de dépréciation systématique, encore moins l'arrière-pensée de dénigrer ou d'exalter un Khrouchtchev, il sera permis de puiser dans un autre article du même auteur,« Problèmes soviétiques insolubles », paru également dans Est et Ouest (1er mai 1963) à l'appui de notre argumentation: Quand on apprend qu'en U.R.S.S. l'oligarchie omnisciente et infaillible a décidé soudain de créer un Conseil économique supérieur avec pleins pouvoirs dans sa sphère, il apparaît clairement que la décentralisation de l'économie soviétique est une expérience décevante et qu'après avoir décentralisé à grands frais, il devient urgent de centraliser de nouveau, donc de superposer bureaucratie sur bureaucratie : car les sovnarkhozes régionaux demeurent, tandis que le Gosplan et les ministères économiques sont désormais coiffés par un Conseil économique supérieur, outre le Conseil des ministres et le Comité central du Parti. Quand on lit dans la Pravda que divers « comités d'Etat » ont été créés tantôt pour remplacer des ministères supprimés, tantôt pour combler des lacunes là où il n'y avait pas de ministères du tout, cela prouve que la suppression des ministères « inutiles » n'a valu que des mécomptes et que par conséquent on eût beaucoup mieux fait de ne pas y toucher, plutôt que de les reconstituer sous une appellation nouvelle. Et que là aussi, ce n'était pas la peine de tant décentraliser pour recourir, après expérience· coûteuse, à une centralisation à outrance. Quand le Comité central décide de remanier de fond en comble l'appareil du Parti et celui de l'Etat pour les scinder en administrations spécialisées, l'une dans l'industrie, l'autre dans l'agriculture, on croira difficilement qu'une réforme de cette envergure atteste l'excellence de l'état des choses qu'il s'agit de réformer. Et il est permis de se

B. SOUV ARINE demander si tant de remaniements des cadres et du personnel qualifié ne sera pas, en définitive, plus funeste que bénéfique à l'économie soviétique. Il faut croire que de telles considérations, toujours actuelles, ne sont pas arbitraires puisque les échos de Moscou en transmettent d'analogues et que, de temps à autre, des paroles et des résolutions officielles en confirment le bienfondé. Des palliatifs épisodiques n'y changent rien, qu'ils aient été adoptés sous l'autorité de Khrouchtchev ou qu'ils soient de date toute récente, car l'essentiel ne varie pas depuis Staline. D'aucuns s'étonnent en Occident de ne discerner aucune différence entre les premiers discours de Brejnev et les derniers de Khrouchtchev (ceux que celui-ci n'improvisait pas) ; ils se demandent avec une naïveté désarmante pourquoi, dans ces conditions, le Comité central a remplacé l'un par l'autre. Or ces discours sont rédigés par les mêmes scribes des services compétents, comme tous les textes anonymes à prétentions doctrinales, comme le programme du Parti, comme les résolutions et déclarations collectives dictées dans les grandes lignes par les Souslov, les Ponomarev ou autres Ilitchev préposés aux mornes besognes « idéologiques ». Les notions vulgaires de dogmatisme et de libéralisme, d'orthodoxie et de révisionnisme, n'y trouvent point leur compte et il n'y a nulle place là-dedans pour le cc khrouchtchévisme » dénoncé à grand fracas par Mao ou par ses serviteurs, que des perroquets répètent en toutes langues. * ,,.,,. NI DROITE NI GAUCHE à la direction collective, ni fraction cc chinoise », ni influence militaire, ni aucune des hypothèses inconsistantes que fabulent de pontifiants décrypteurs en Europe et en Amérique n'expliquent la retraite de Khrouchtchev. Encore plus absurde est l'idée d'y mêler la guerre ou la paix, sous la formule trompeuse de « coexistence pacifique ».A Moscou comme dans le monde capitaliste, il arrive qu'un dirigeant ait fait son temps sans que cela implique un tournant historicosocial. Incontestablement, Khrouchtchev a joué un rôle majeur dans la transition qui a permis au régime de passer sans crise mortelle de Staline en Br~jnev, mais quelque autre de ses collègues l'aurait fait avec moins de verve, de couleur, d'incohérence, peut-être avec plus de tenue et de capacité persuasive. Il est frappant de constater le nombre insignifiant de personnages proches de Khrouchtchev qui partagent sa disgrâce : des sophismes fondés sur les pointages décelant ses « protégés », ses « créatures », autant en emporte le vent. Certes, d'autres mutations seront inévitables, non seulement sous l'effet des lois biologiques, mais en raison des nouveaux statuts du Parti qui prescrivent le renouvellement périodique des cadres.Kozlov écrivaitau début de 1962 que les deux tiers des cadresavaientalors été renouvelés ; peu d'anciensdoiventrester,du troisième tien, à la fin de 1964, et la pousséede bas en haut Biblioteca Gino Bianco 327 se fera nécessairement sentir dans l'oligarchie jusqu'au Comité central, puis jusqu'au noyau dirigeant recruté par cooptation. Le meilleur moyen de n'y rien comprendre serait d'appliquer à ce phénomène spécifiquement soviétique des critères de politique occidentale. Tantôt sous l'impulsion de son tempérament, tantôt mû par un sentiment de supériorité sur ses collègues, Khrouchtchev a sans doute pris des initiatives incongrues en politique extérieure sans consulter personne, notamment en chargeant de mission à Washington, à Rome, à Bonn, son piètre gendre par trop gonflé d'importance. La direction collective a dû mettre un terme à ces pratiques risquées où les dommages sur le plan des relations internationales se combinent avec les abus dans l'ordre des affaires intérieures quand les organes qualifiés perdent voix au chapitre. En outre, il est possible (mais non encore certain) que Khrouchtchev soit rendu personnellement responsable des convocations du Comité central élargi outre mesure de façon à submerger le noyau dirigeant (lequel aurait laissé faire sans réagir? que craignaient Brejnev, Mikoïan, Souslov et consorts d'un collègue réputé « libéral » par excellence?). Notre article d' Est et Ouest sur cc Les surprises du Comité central» faisait remarquer : « Il va de soi qu'une assemblée réunissant plusieurs centaines de fonctionnaires, parfois de mille à deux mille, n'est pas réellement délibérante : elle est sélectionnée, chapitrée, endoctrinée, conduite par un noyau dirigeant. » A propos de la session de décembre 1963, avec ses quelque six mille assistants, un autre de nos articles, cc Khrouchtchev dixit» (Est et Ouest, 1er janvier 1964), y insiste : « Il faut noter qu'une réunion du Comité central élargie à six mille personnes est une grossière caricature d'assemblée délibérante. Il y a là nécessairement un noyau dirigeant restreint qui se partage les rôles et un vaste troupeau de suiveurs qui reçoit la bonne parole ... » Maintenant la question se pose : le noyau dirigeant se laissait-il terroriser par Khrouchtchev comme naguère par Staline? ou bien le « libéral » démissionnaire par persuasion incarnait-il le noyau dirigeant à lui tout seul? question qui reste provisoirement sans réponse. Il n'est pas nécessaire de démontrer qu'un Comité central où participent mille, deux mille, voire jusqu'à six mille individus, cesse de remplir sa fonction statutaire. Aux deux dernières sessions d'octobre et novembre n'ont pas été convoqués les trois cent trente membres et suppléants, pas même tous les titulaires, mais c'était encore trop pour qu'une telle assemblée ne délègue pas ses pouvoirs à un cercle restreint d'hommes de confiance. On comprend ainsi pourquoi le Présidium et le Secrétariat deviennent le gouvernement véritable. Lénine a été le premier responsable de l'hypertrophie du Comité central, s1 surprenant que cela paraisse de la part d'un homme aussi doué de sens pratique. Dans sa « Lettre au Congrès » connue sous le nom de «Testament», dictée du 23 au 26 décembre 1922, il proposait d'abord de

328 « porter l'effectif du Comité central à plusieurs dizaines ou même à une centaine de membres ». 11 précisait ensuite sa pensée en disant que les rapports entre Staline et Trotski recélaient un danger de scission, laquelle « pourrait être évitée, ce à quoi devrait entre autres servir, à mon avis, un accroissement de l'effectif du Comité central, porté à cinquante ou cent membres». Croyant parer aux excès du pouvoir déjà trop concentré alors en Staline, il allait obtenir un résultat diamétralement contraire, car plus une assemblée est pléthorique, moins elle est réellement capable de délibérer, et plus elle doit transmettre ses prérogatives à un petit nombre qui devient immanquablement une clique. De 1918 à 1922, le Comité central avait compté, sans les suppléants, de quinze à vingtsept membres. Staline n'aurait pas accaparé aussi aisément la dictature s'il avait eu affaire au Comité central d'avant la démesure numérique. Autre anomalie que nous avons plusieurs fois soulignée, « cette situation où Khrouchtchev a été pour ainsi dire le seul porte-parole du régime: ses discours occupent déjà [début de 1963] plus d'un mètre [en épaisseur] sur un rayon de bibliothèque, alors que ceux de Mikoïan, de Souslov, de Kozlov, de Ponomarev et autres membres de la direction collective tiendraient en un mince volume pour la même période » (article «Problèmes soviétiques insolubles », op. cit. ). Auparavant, notre commentaire sur « Le XIIe Congrès à Moscou» avait fait remarquer : « Khrouchtchev a lu le rapport du Comité central, parlant pendant plus de six heures. Le lendemain, il a lu son rapport sur le projet de programme du Parti, tenant la tribune encore six heures et quelque. Il faut croire que l'élite du Parti soit pauvre en hommes de valeur pour que le même doive assumer une telle performance physique et oratoire, forçant l'admiration du public amateur de sport et de théâtre » (Est et Ouest, 1er mars 1963). La seule explication vraisemblable, mais non suffisante, était que Staline a supprimé autour de lui toutes les têtes pensantes ; cependant le Parti n'avait jamais manqué de beaux parleurs capables de déclamer les textes sortis des bureaux compétents, et d'ailleurs en tant qu'orateur, Staline était simplement nul. On a lieu de supposer à présent que Khrouchtchev, exploitant une tradition de servilité tenace, a trop exagéré en éclipsant ses collègues pour occuper si longtemps la scène presque à lui seul. TANT QU'UN ACCORD ne sera pas conclu entre l'ex-premier Secrétaire et le Présidium sur la version-standard à insérer dans l'histoire du Parti pour motiver le changement intervenu au sommet du Secrétariat, on ne pourra que se perdre en conjectures. Si Khrouchtchev s'obstine à ne pas « reconnaître ses erreurs », réelles ou non, et à ne pas porter aux nues ses coéquipiers d'hier, ceux-ci lui imputeront tôt ou tard la responsabilité de tous les mécomptes et déboires subis en commun, la sienne propre et la leur. Dans les -Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL deux cas, la vérité entière ne sera pas dite, non plus que sur Staline, et il faudra déchiffrer laborieusement les proses filandreuses qui serviront de leçon officielle.En attendant, l'éditorial de la Pravda du 17 octobre déjà tant cité (manie de projeter, de conclure trop vite, d'agir avant mûre réflexion; vantardise, hâblerie, bureaucratisme, présomption) reste la seule source de renseignements livrés aux exégètes, lesquels ont à tenir compte aussi des optiques différentes : vérité au-deçà du mur de Berlin, erreur au-delà, l'aphorisme étant applicable désormais aux deux côtés de la frontière soviéto-chinoise devenue plus haute que la grande muraille. Quant au « culte de la personnalité », euphémisme inventé pour ne pas dire franchement « servilité envers le patron », les sectateurs de Lénine embaumé auront du mal à le ranimer au bénéfice du nouveau maître dont la biographie n'offre encore aucun thème d'apologie exaltante. Un certain culte bourgeois de la personnalité plébéienne de Khrouchtchev a pris fin également dans le monde capitaliste. Pendant des années, toute une école de soviétologie avait disserté sur un motif obsédant, à savoir qu'il importe d'aider, de« soutenir» Khrouchtchev, sans quoi il arrivera un malheur. En particulier le Times de New York et l' Observer de Londres se sont distingués dans ces exercices, tout en s'abstenant d'avouer clairement quelle aide, quel « soutien » ils concevaient en faveur de leur «protégé » (cf. entre autres «Situation de Khrouchtchev » dans Est et Ouest du 1er décembre 1962). Apparemment il s'agissait de céder aux exigences de Khrouchtchev à propos de Berlin, de l'O.N.U., de Cuba, du Congo, pour aider, « soutenir » le libéral massacreur de Budapest et de Tiflis, le débonnaire tourmenteur de Pasternak. Il fallait aider, « soutenir » le tolstoïen, le gandhiste constamment menacé par la fraction « chinoise » de Souslov, par les militaires dont Malinovski menait l'offensive. Le Comité central d'octobre dernier n'a pas laissé aux bons bourgeois conseillés par le New York Times et !'Observer le temps d'aider, de «soutenir» le beau-père du gendre, et le malheur annoncé se fait attendre. On l'attendra longtemps, car les cogitations des kremlinologues sur les ennemis de la « coexistence pacifique » à Moscou et les desseins belliqueux des « staliniens »du Comité central ne sont qu'histoires à dormir debout : pas plus sous un Brejnev que sous un Khrouchtchev, les communistes qui provoquent, exploitent et attisent de sanglantes subversions partout où ils ne courent aucun risque majeur ne s'exposeront à une conflagration qui les anéantirait à coup sûr. Si important que soit l'événement qui ouvre une phase nouvelle dans la dépersonnalisation progressive du pouvoir soviétique et par conséquent tend à normaliser une direction collective dont les membres égaux en principe seront un peu plus égaux en fait que par le passé, il n'affecte nullement les positions fondamentales définies par les trois derniers congrès du Parti et les deux conférences internationales de 1957 et 1960. En ce sens, il n'y

B. SOUV ARINE a rien de nouveau pour l'essentiel en politique intérieure ni en politique extérieure soviétiques, encore qu'on doive escompter qu'elles soient mises en œuvre d'une façon désormais moins trépidante, mieux mesurée, plus rationnelle. Quand on fera le bilan de la période Khrouchtchev, les absurdités commiseset les fautes accumuléesétonneront, qu'il eftt été facile d'épargner au malheureux pays soumis à tant d'expériences cruelles et coûteuses. Les successeurs n'auront aucun mal à s'en abstenir après avoir si bien contribué à les imposer. Au Soviet suprême, que les têtes de linotte de la presse occidentale regardent comme un cc parlement »alors que personne n'y est élu et que tout y est décidé d'avance par la direction du Parti, un orateur a été autorisé à déclarer, le 10 décembre: « Le plus grand service que l'on puisse rendre à l'agriculture, c'est de la laisser en paix... »C'est en effetce que tous les observateurs sérieuxn'ont cessé d'écrire au cours des années où Khrouchtchev I • A • perorait sans treve pour enseigner aux paysans tantôt la culture du maïs, tantôt la plantation des pommes de terre. Toutes les réformes prônées par le Secrétaire touche-à-tout ont abouti au désastre agricole de l'an dernier, alors que les travailleurs des villes et des campagnes livrés à eux-mêmes tirent un excellent parti de leurs modestes lopins sans lesquels la population souffrirait d'une demifamine. Les principaux discours de Khrouchtchev en matière agricole tenaient déjà 4.000 pages en huit volumes in-octavo quand le noyau du Comité central a décidé d'y mettre un terme et de parer aux difficultés d'approvisionnement non par des paroles, mais en autorisant les gens à déployer leur initiative individuelle pour produire une alimentation plus abondante. Certes, il en résultera d'autres problèmes, notamment un inflation croiss~te et. l'~u~entatio~ du pouvoir ~'a~hat ·q~c l'mdustne etatique est mcapable de satisfaire,mais à force de tourner dans un cercle vicieux, les doctrinaires finiront par réviser leur doctrine inopérante, quel que soit le premier Secrétaire. Pas plus que le Soviet suprême n'est un parlement, le pouvoir communiste.n'a changé de nature ni de forme après la péripétie d'octobre dernier, et le New York Times se moque du public quand il va jusqu'à parler du cc nouveau régime soviétique», s'abaissant ainsi au niveau de la presse ., Biblioteca Gino Bianco 329 chinoise qui raconte que cc la chute de Khrouchtchev est le résultat inévitable de la lutte que le peuple soviétique et tous les autres peuples révolutionnaires du monde mènent avec persévérance contre le révisionnisme » (Hongqi du 21 novembre). Le tissu d'inepties que Mao a dictées pour triompher du cc khrouchtchévisme » ne trompe que la plus basse espèce de journalistes et n'avance en rien les affaires des deux grands Etats totalitaires empêtrés dans leurs contradictions insolubles. Avec ou sans Khrouchtchev, les dirigeants soviétiques ne savent que balbutier, en réponse aux diatribes chinoises, et ne réussissent qu'à gagner un peu de temps avant de réunir leur conférence vouée au ridicule. Mao ne sait que copier Hitler (racisme, espace vital, défilés au pas de l'oie, dressage de la jeunesse fanatisée) comme il a copié Staline (psittacisme, chauvinisme, dogmatisme, culte de sa propre personne), mais la direction collective de Moscou ne démord pas de ses intentions, de son programme, de ses résolutions de congrès, bref de sa cc ligne ». Il n'y aurait d'issue que la violence à cette impasse et plutôt que de recourir à des armes par trop inégales, les antagonistes ne peuvent s'assouvir qu'en violence verbale. Le mensongeinouï de Mao sur « le peuple sovié- ' tique et tous les autres peuples » dont la lutte contre ' le révisionnisme aurait causé la chute de Khrouchtchev, mensonge énorine qui là encore apparente Mao si étroitement à Hitler et à Staline, ce mensonge fantastique met en évidence frappante un trait des plus caractéristiques de l'épisode en question : non seulement le peuple soviétique, pour ne pas parler des autres peuples, mais le Parti lui-même a tout ignoré de ce qui se tramait dans la coulisse, il est resté absolument étranger à l'opération concertée entre un petit nombre de dirigeants, pas même débattue devant tout le Comité central. Sous ce rapport aussi, le procédé• ne révèle rien de nouveau et l'on est fondé à conclure qu'avec Brejnev comme avec Khrouchtchev, cc plus ça change, plus c'est la même chose», autrement dit qu'en ce qui concerne l'Occident la guerre politique suivra son cours tant que les pays libres accepteront de subir les hostilités sans les rendre. B. Souv ARINE • ..

UN SIÈCLE DE « MARXISME » par Bertratn Le centième anniversaire de l'Association Internationale des Travailleurs, la première Internationale, fondée à Londres en septembre 1864 par des ouvriers français et britanniques de concert avec des proscrits de plusieurs pays, a été l'occasion de reconsidérer le siècle écoulé en ce qui concerne le mouvement socialiste, diversifié en multiples tendances, et les idéologies qui l'ont influencé, principalement celle que l'on désigne communément sous le nom de « marxisme », expressément désavouée par Karl Marx, éponyme à son corps défendant. Une conférence parrainée par l'Institution Hoover, à l'Université Stanford en Californie, s'est tenue pendant trois jours, du 5 au 7 octobre, pour exposer et analyser le thème général : «Cent années d'internationales révolutionnaires ». Outre Raymond Aron et Isaiah Berlin qui ont traité de L'Impact du marxisme aux XIXe et xxe siècles, des historiens, des économistes, des philosophes d'Europe et d'Amérique y ont passé en revue les principaux chapitres de l'histoire intellectuelle et sociale des trois Internationales. Un recueil de leurs discours et rapports doit paraître, qui offrira ample matière à réflexions et commentaires. En attendant cette publication, no1,1s entendons marquer la date de ce centenaire, à notre tour, en reproduisant à titre de controverse une conférence de notre collaborateur Bertram Wolfe sur les idées révolutionnaires de Marx, faite en 1962 à l'Université de l'Ohio (texte parlé, donc dépourvu de références). Car s'il n'est pas vrai que Marx ait été le fondateur de la première Internationale, comme l'affirment effrontément et obstinément les politiciens qui prétendent accaparer sa mémoire, il est vrai en revanche que sa supériorité intellectuelle, l'étendue de ses connaissances et son talent d'écrivain polémiste lui ont valu un ascendant considérable sur les mouvements qui, en son temps, se réclamaient de la classe ouvrière et de la révolution sociale. Il n'est pas vrai non plus que la troisième Internationale, déshonorée et liquidée par Staline, ait été « l'héritière de la première », comme se plaisent à le dire les serviteurs de l'actuel despotisme oriental. L'Association Internationale des Travailleurs était réellement née de l'initiative ouvrière et rassemblait une grande variété de groupes spontanément constitués en libres tendances disparates, alors que l'Internationale communiste née de la volonté personnelle de Lénine tendait à réunir des partis «monolithiques » pour devenir, sous l'effet d'une « bolchévisation » généralisée, un seul «parti mondial » soumis à un dogme unique et obéissant à une discipline militaire. Tout cela mérite un examen approfondi, ainsi que l'enseignement que comporte la faillite des trois Internationales, et la publication prochaine de l'Institution BibliotecaGino Bianco D. Wolfe Hoover sera la bienvenue, qui contribuera largement à cette étude, la seule qui vaille d'être entreprise à l'occasion dudit centenaire.· · Car sur l'histoire de la première Internationale, la documentation abonde et ce qu'on pourra publier encore ne changera rien d'essentiel aux connaissances acquises. Même les premiers ouvrages, franchement hostiles, de Villetard, de Testut, contiennent en annexes des matériaux qui permettent au lecteur sérieux de penser à sa manière. Les livres et brochures de Fribourg, de Benoît Malon, de James Guillaume, de Paul Brousse, d'Albert Thomas, de J.-L. Puech, dans leur riche diversité, la correspondance de Marx et d'Engels, les écrits de Bakounine, le Mémoire de la Fédération jurassienne, les comptes rendus de congrès (réédités à Genève par le professeur J. Freymond à l'Institut des Hautes Etudes), les Minutes du congrès de La Haye de 1872 éditées par Hans Gerth à !'University of Wisconsin Press (Madison 1958), le livre tout récent de M. Molnar sur la conférence de Londres de 1871, ne laissent rien ignorer d'important sur l'A.I.T., son origine, son essor, ses crises, son déclin et sa mort. A Moscou, enfin, les éditions soviétiques ont publié, de B. P. Kozmine : La Section russe de la première Internationale (1957); un recueil de documents sur La Plate-forme économique de la section russe de la Jre Internationale (1959); et les protocoles du Conseil général de la première Internationale, 1866-1868 (1963). Loin de nous l'intention de dresser une bibliographie complète, mais il faut toutefois mentionner les études, très discutables mais bien documentées, de V. A. Smirnova et de V. E. Kounina dans le recueil Sur l'histoire du mar:çisme et du mouvement ouvrier international (Moscou 1963). Il importe de signaler et de souligner qu'au temps où les «marxistes» (appellation qui a changé plusieurs fois de sens) étaient des gens estimables, le respect de la vérité historique fut toujours de règle. L' Esquisse d'histoire de l'Association Internationale des Travailleurs, par Véra Zassoulitch (Genève, 1889) La Première Internationale, par Iouri Stiéklov (Moscou-Pétrograd 1923), exposent les faits en toute impartialité, sans attribuer à Marx des mérites imaginaires. Quant à David Riazanov, le «marxologue » par excellence et l'homme le plus compétent en la matière, il a toujours précisé dans ses leçons et ses écrits : « ...Le rôle véritable de Marx, qui ne fut pas le fondateur de la Jre Internationale, mais en devint bientôt le principal dirigeant spirituel, ne commence qu'après la fondation de cette Internationale» (cf. Marx et Engels, Paris, s.d. Voir aussi : «La fondation de la Jre Internationale» dans le Bulletin communiste, n°8 34-35, Paris, octobre 1920). On sait que Stiéklov et Riazanov ont été victimes de la rage homicide de Staline.

B.D. WOLFE CENT ANS ont passé depuis la fondation de la 1re Internationale, cent seize ans depuis le Manifeste communiste qui avait annoncé la chute de la bourgeoisie et la victoire non moins inéluctable du prolétariat, cent et quelques années depuis que la Critique de l'Economie politique a présenté la théorie marxienne de l'évolution et de la révolution sociales, ainsi que les thèses générales du matérialisme historique, bientôt un siècle enfin depuis que le Capital a dévoilé la « loi économique du mouvement de la société moderne». Or, ce siècle d'histoire n'a pas été tendre envers les prédictions de Karl Marx, lesquelles, dans l'ensemble comme dans le détail, ne se sont guère réalisées. L'idée même de faire de la sociologie une science exacte et de découvrir la loi du mouvement de la société industrielle n'est plus de mise pour la société de notre temps. Et pourtant, alors que d'autres penseurs et critiques sociaux du xixe siècle restent ensevelis dans les manuels, le nom de Marx ne cesse de retentir aux quatre coins du monde. Les dirigeants d'un tiers de l'humanité l'exaltent comme le fondateur d'une foi au nom de laquelle ils entendent décider du destin de leurs peuples. On l'accepte ou on le rejette, très souvent sans même connaître son œuvre. En Occident - à quoi je limiterai ici mon propos, - bon nombre d'intellectuels se disent marxistes; tout en reconnaissant l'échec d'une grande partie de la doctrine de Marx et le discrédit que lui cause l'abus que l'on fait de son nom à l'Est, ils cherchent de nouveaux moyens de maintenir leur foi menacée. On entend parler, dans les universités américaines, de « théorie marxiste de l'Etat », alors qu'il s'agit en fait de théorie léniniste de l'Etat ; ou de « théorie marxiste du Parti », alors qu'il s'agit de théorie léniniste du Parti; ou encore de « théorie marxiste de l'impérialisme », alors qu'il s'agit de théorie léniniste de l'impérialisme. En réalité, il n'y a pas de théorie marxiste de l'impérialisme. Après avoir passé au crible l'œuvre de Marx d'un bout à l'autre, je n'ai trouvé le mot « impérialisme » qu'une seule fois, et encore étaitce à propos de la structure de l'empire de Napoléon le Petit. Quant au colonialisme, dans la mesure où Marx en a parlé, il le considérait comme une force de progrès, se frayant un chemin à travers la torpeur millénaire de l'Orient, réveillant les peuples et les lançant dans le çrand courant de l'évolution historique. Il n'existe pas davantage de théorie léniniste de l'imat:rialisme, mais une théorie libérale de l'impéri · me due à J. A. Hobson et une théorie socialiste élaborée par Hilferding et Rosa Luxembourg en réaction contre le grand élan impérialiste de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Lénine s'en est emparé pour les besoins tactiques et stratégiques de sa lutte en vue de révolutionner la société dans laquelle il vivait. Tout cela, aux yeux de beaucoup d'universitaires, passe pourêtre la« théoriemarxistede l'impérialisme». Les non-marxistes du monde libre, lorsqu'ils étudient l'œuvre de Marx sans passion - en Biblioteca Gino Bianco 331 admettant que ce soit possible devant une œuvre si chargée de passion, - sont volontiers prêts à reconnaître en lui un grand moraliste, un grand styliste, un penseur riche et captivant dont les vues et même les erreurs peuvent encore féconder les disciplines sociales. C'est à dessein, pour ne pas retomber dans l'erreur de Marx, que nous évitons de parler de « sciences sociales ». L'histoire, la sociologie, l'économie, la philosophie politique sont autant de disciplines sociales qui peuvent tirer profit d'un contact avec les écrits et la pensée de Marx. Les spécialistes de ces disciplines ont un peu honte de voir que l'homme, pour juger de ses propres activités, fait appel aux valeurs humaines essentielles. Marx en vint à partager ce sentiment. Sans cette mauvaise conscience, considérée à tort comme scientifique, nos disciplines sociales ne seraient pas si pauvres. La philosophie politique ne connaîtrait pas une telle éclipse ; plus saine et plus solide, elle reconnaîtrait sa dette envers Marx et les utopistes de son genre, pour ce qu'ils ont apporté à cette branche de la philosophie politique que nous pouvons appeler critique sociale, laquelle compare les imperfections de toute société en devenir avec les potentialités de cette société et la vision imprécise mais obsédante d'un monde meilleur. * ,,. ,,. LE TOUR le plus habile du nxe siècle, si l'on pense au prestige de la science à cette époque, fut pour Marx de qualifier de« scientifique» sa vision d'un monde meilleur, et de traiter d'utopistes tous ses prédécesseurs et tous ses émules. Au moment où s'étendait la renommée de Darwin, Marx émit la modeste prétention d'être le Darwin des sciences sociales, de pouvoir déduire ce qui doit être à partir de la loi du mouvement qu'il prétendait avoir découverte derrière ce qui est. Les utopistes vont de ce qui cc est » à ce qui cc devrait être ». Marx prétendit aller de ce qui «est» à ce qui « doit être » nécessairement. Sa doctrine prétend par là être une doctrine de l'inévitable. Les valeurs humaines sont donc chassées une fois de plus des sciences sociales, et Marx identifie sa théorie de l'histoire avec l'histoire elle-même ; par suite, l'histoire devient l'unique juge, et l'on sait combien elle peut être un juge cruel et inhumain. Mais le cc doit être » découvert à l'intérieur de ce qui « est » se ramène aisément au « devrait être » par lequel Marx avait commencé avant de se poser en homme de science. Marx demande à l'histoire de ne faire que ce qu'elle doit faire, car, au fond, ce qui se cache sous les espèces du « doit » de Marx, c'est sa conception visionnaire du« devrait». Marx eut l'idée de cette habile substitution lors de sa controverse avec Proudhon, socialiste comme lui (et même avant • lui), à maints égards son prédécesseur, envers lequel il avait contracté une dette, et qui était beaucoup plus que lui un socialiste h . . uroao,ta1re. • Proudhon ~tait de 9 ana plus Ag~que Marx. - N.d.l.R.

332 Lorsque Marx commençait à s'intéresser au socialisme, les trois premiers ouvriers qu'il connut étaient des autodidactes : Weitling, Proudhon et Leroux. A partir de ces trois cas, il procéda aussitôt à une vaste généralisation et déduisit l'une de ses lois scientifiques : « le sentiment révolutionnaire est naturel à la classe ouvrière; et l'activité révolutionnaire [des ouvriers] constitue la plus grande joie de leur vie ». Marx ne l'avait-il pas en effet constaté chez trois d'entre eux? En 184 5, Marx écrit une trentaine de pages pour défendre Proudhon, de manière passionnée, contre tous ses critiques. Selon lui, « l'ouvrage de Proudhon Qu'est-ce que la propriété? constitue la première tentative libre de toute entrave, définitive, scientifique, de créer une véritable science de l'économie nationale». C'est là en vérité un remarquable éloge. Nous sommes en 1845. La même année, Marx, expulsé de France, se rend à Bruxelles et y fonde des comités de correspondance. Il écrit à Proudhon : « Accepteriezvous d'être le correspondant parisien d'un comité de correspondance? »La réponse de Proudhon vaut d'être citée : Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir ; mais pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple ; ne tombons pas dans la contradiction de votre compatriote Martin Luther qui, après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt, à grands renforts d'excommunications et d'anathèmes, à fonder une théologie protestante. Depuis trois siècles, l'Allemagne n'est occupée que de détruire le replâtrage de M. Luther; ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis. J'applaudis de tout mon cœur à votre pensée de produire au jour toutes les opinions ; faisons-nous une bonne et loyale polémique ; donnons au monde l'exemple d'une tolérance savante et prévoyante, mais, parce que nous sommes à la tête du mouvement, ne nous faisons pas les chefs d'une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d'une nouvelle religion, cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations, flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes; ne regardons jamais une question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu'à notre dernier argument, recommençons s'il faut, avec l'éloquence et l'ironie. A cette condition, j'entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non ! Ainsi, la rupture s'amorçait. Marx avait à peine terminé la lecture de cette lettre qu'il se livrait à une vive attaque contre Proudhon dans son livre Misère de la Philosophie, réponse au plus récent ouvrage de son adversaire: Philosophie de la Misère. Dès lors, le terme d' « utopiste » devint l'arme favorite de Marx dans ses efforts pour se poser comme le seul « homme de science » parmi les théoriciens socialistesde son époque : la science, la vérité et le progrès étaient entièrement de son côté ; chez tous ses adversaires, ce n'était qu'utopie, illusions et réaction. L'utopiste, en un âge de science, était à ses yeux un homme qui avait perdu .Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL tout contact avec l'évolution économique; pour connaître la véritable nature de cette évolution, ainsi que la loi qui la régit, il fallait, bien entendu, se mettre à l'école de Marx. Ainsi fut inauguré le procédé marxiste qui consiste à aonihUer l'adversaire en lui collant des étiquettes toutes faites. Si Karl Marx fut grand, ce fut en tant que critique social, et non comme homme de science ; ce ne fut pas en vertu des lois qu'il pensait avoir découvertes, mais par les valeurs qu'il voul~t réaliser et qui se dissimulaient derrière la terminologie scientifique et les prophéties de l'inéluctable. Pour prouver que Marx n'était pas un homme de science, mais un véritable socialiste utopique (soit dit sans vouloir porter atteinte à sa mémoire, car je le place plus haut en le qualifiant de socialiste utopique qu'il ne fait lui-même lorsqu'il se croit socialiste scientifique), j'en appelle au témoignage d'un certain Friedrich Engels, qui écrivait en 1846: Voici que les Allemands se mettent à piller aussi le mouvement communiste. Comme toujours, les plus attardés et les moins actifs essaient de cacher leur indolence en méprisant leurs prédécesseurs et en recourant aux rodomontades philosophiques. Ce que les Français et les Anglais ont dit il y a dix, vingt ou quarante ans [et il est vrai que dans l'élaboration de la théorie socialiste, les Français et les Anglais ont précédé les Allemands], et ce qu'ils ont fort bien dit, très clairement et dans un style magnifique, voici que les Allemands viennent d'en prendre superficiellement connaissance et se mettent à habiller tout cela à la Hegel. Au mieux, ils le redécouvrent tardivement et le publient sous une forme abstraite et dégradée, en présentant comme une découverte toute nouvelle les idées de leurs prédécesseurs. Je n'exclus même pas mes propres œuvres de cette critique. Le seul apport des Allemands, c'est de donner de tout cela de mauvais résumés ou d'exprimer leur pensée sous une forme détournée et inintelligible. Voilà certes beaucoup de modestie de la part d'Engels, attitude qui du reste fut toujours la sienne à l'égard de ses propres œuvres. S'il manque de mesure à propos des prétentions de Marx, il n'en use pas de même en ce qui le concerne. Il évite soigneusement de mentionner Marx d'une manière ou d'une autre. En· parlant des Allemands, il ne cite pas de nom, il n' « hégélise » pas leurs prédécesseurs, pas plus qu'il ne les démarque en compliquant leur pensée. Mais il faut dire qu'à cette époque il faisait déjà équipe avec Marx: leur étroite association datait déjà d'un an lorsqu'il écrivait les lignes précitées. Mon second témoin est un certain KarlMarx. Voici comment il décrit, la même année, ce que sera la société future : Dans la société communiste, où personne n'a de genre d'occupation exclusif, mais où chacun peut exercer son activité dans n'importe quelle branche à son gré, c'est la société qui règle l'ensemble de la production et qui, par là même, me donne la possibilité de faire une chose aujourd'hui et une autre demain, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, d'élever du bétail le soir, de faire de la critique après dîner,

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