QUELQUES LIVRES C'est la conception de l'histoire propre à Dilthey qu'il convient de retenir comme son apport original et positif. On peut parler à ce suJet d'une conception psychologique de l'histoire, ou d'un psychologisme historique, si l'on n'omet pas de préciser que ce psychologisme n'étant nullement une variété du naturalisme, il ne tombe p~ directement sous le coup de la critique de Husserl. L'antithèse entre les sciences de la nature ( Naturwissenschaften) et les sciences de l'esprit ( Geisteswissenschtaefn), avec la distinction corrélative d' «expliquer » ( erklaren) et de « comprendre » ( verstehen), en est l'âme. Il est assez curieux de constater qu'un Lukacs et en France son répondant Lucien Goldman ont tenté d'introduire cette distinction dans le marxisme, voire de la présenter comme constitutive du marxisme entendu à leur façon. Pourtant, il devrait être évident que le matérialisme historique, avec le déterminisme qu'il comporte explicitement, ne pouvait être qu'une conception des sciences humaines à l'image des sciences de la nature. Remonter aux sources hégéliennes du marxisme ne justifie guère cet éclectisme, Dilthey n'étant pas hégélien. Il rêvait d'une « critique de la raison historique» qu'il ne faut certainement pas confondre avec la « critique de la raison dialectique» par laquelle Jean-Paul Sartre a voulu marier sa propre philosophie à celle de Lukacs. Les termes correspondant à « expliquer » et « comprendre » ont été pris par Dilthey dans un sens plus restreint que celui de l'usage ordinaire. Selon le philosophe, on << explique » les phénomènes de la nature en se fondant sur des lois de coexistence et de succession, lesquelles procèdent de généralisations inductives appliquées ensuite déductivement en vue de la prévision. La « science positive » d' Auguste Comte et la logique inductive et déductive de John Stuart Mill correspondent à cette sorte d'explication qui ne contient aucun modèle d'intelligibilité tiré de la conscience humaine en ce qui lui appartient en propre. La catégorie kantienne de la causalité elle-même, avec la vision déterministe qu'elle fonde, en relève. Au contraire, la cc compréhension », selon la formule que cite M. Suter, est essentiellement« une reconnaissance du moi dans le toi ». En ce sens, c'est un élargissement de l'introspection. étendue au-delà des limites de l'individualité, et l'histoire universelle, elle-même constituée à son sommet, apparaît comme une sorte d'introspection collective de l'humanité, introspection qui n'est jamais close, pas plus que celle âe l'individu. La vision diltheyenne de l'histoire étant celle d'un devenir ouvert, elle est incompatible avec un déterminisme entendu au sens large, et même au sens étroit. Tandis que l'explication des sciences de la nature est essentiellement prospective, la compréhension historique est, par nature, rétrospective. Dilthey utilise systématiquement l'affinité entre introspection et réttospection mise en lumière par Stuart Mill dans sa critique du célèbre argument d'Auguste Comte. Il lui arrive de formuler, Biblioteca Gino Bianco 323 notamment dans sa théorie des « v1s1ons du monde», ce qu'il nomme des« lois », mais celles-ci ne sont pas à proprement parler causales : elles n'énoncent que des conditions logiquement nécessaires, insuffisantes pour la prévision. Les catégories principales des sciences de la nature étant la substance, la cause et l'action réciproque, selon la Critiquede la raisonpure, Dilthey estime possible de leur substituer, à l'usage des sciences humaines, la valeur, le sens et la fin, qu'il fait correspondre aux trois moments du temps appréhendé historiquement et non plus mathématiquement. Le sens ( Bedeutung), dégagé rétrospectivement, devient la catégorie majeure de la compréhension historique, par opposition à l'explication causale. On l'obtient en remontant de la partie au tout, c'est-à-dire en prenant en considération les mobiles ou motivations qui, selon les circonstances, ont inspiré les actes et les œuvres. Les motivations renvoient elles-mêmes à des valeurs (Werte) qui orientent l'activité vers des fins ( Zwecke). Mais c'est le «sens », saisi rétrospectivement par l'acteur et par l'opérateur luimême, qui constitue la clef pour Dilthey. En deçà du sens, il n'y a que la cc vie », source des valeurs comme chez Nietzsche. Dans cette conception, point de finalité historique transcendante aux opérations des acteurs comme chez Hegel, point . de « ruse de la raison». C'est l' « irrationalisme » de Dilthey, sévèrement critiqué par Lukacs seconde manière. C'est pourtant à Hegel que Dilthey a emprunté sa notion de l' « esprit objectif». Mais, comme le remarque M. Suter, le terme, pris dans un contexte nouveau, n'a plus le sens qu'il avait chez l'auteur de l' Encyclopédie. L' «esprit objectif», saisi au niveau des «œuvres », se situe bien dans le prolongement d'un « esprit subjectif » ou simplement psychologique, mais il n'est pas coiffé par un «Esprit absolu ». L'art, la religion et la philosophie étaient pour Hegel les manifestations de l' « Esprit absolu», c'est-à-dire, finalement, de Dieu. Dilthey, qui continue à en faire le champ d'élection de ses investigations compréhensives, les rabat sur le plan de l' « esprit objectif», ce qui signifie simplement pour lui que les « œuvres » de la culture sont les matériaux objectifs dont l'historien dispose, mais dont il lui importe avant tout de comprendre le « sens » ou « esprit ». Il convient de noter que les œuvres que Dilthey s'efforce d'interpréter restent pour lui des manifestations de source individuelle, sans se confondre avec les institutions collectives, qu'il estime appartenir à l' « organisation extérieure de la société». La considération de l' «esprit objectif» n'introduit donc aucune espèce de sociologisme, et il n'est jamais question de traiter les faits humains « comme des choses », au sens de la recommandation ultérieure de Durkheim. C'est bien autour de la psychologie que doivent se grouper les sciences humaines. Le psychologisme historique de Dilthey représente une voie moyenne entre la conception de
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