Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

320 socialiste où, libérés du capitalisme qui les a pervertis, tous les hommes se retrouveraient affranchis de l'égoïsme, sous des lois « qui nous rendraient libres et justes » (comme déjà chantait Chénier). Dans ce rêve les structures auraient un sens parce qu'elles seraient harmonie, et que chacun, spontanément, volontairement, coopérerait à leur conservation. Ce serait un monde vivant parce que chacun participerait à la vie spirituelle dans l'effort poursuivi en commun pour entretenir la vie collective. Ce serait un monde fermé, circulaire, dont les institutions constitueraient le centre, où les institutions seraient le lieu de communion de tous les membres du corps social. Monde antithétique de ce monde ouvert où nous vivons, et où l'action venue du centre, au lieu d'être réfléchie par des consciences orientées vers lui, ne cesse de se perdre dans un milieu hétérogène, dont l'inconscience et l'inertie rendent vaine l'énergie la plus noble, dont les passions centrifuges, inéluctablement, ruinent les structures et font dériver les institutions vers des rivages toujours changeants. En découvrant le monde des religieux, Léo Moulin a, semble-t-il, rencontré ce monde stable, ce monde clos du rêve socialiste (celui d'avant la planification), ce monde de volontaires où l'on respire l'air de la liberté, parce que la liberté y a pour fondement la participation joyeuse aux idéaux collectifs. Sur quoi l'on est tenté de formuler deux réflexions. La première, c'est que le monde des religieux ne paraît sans doute si harmonieux que lorsqu'on le voit du dehors. Léo Moulin s'est entendu dire, « avec un certain sourire » : « Vous idéalisez peut-être un peu» (p. 197). Il est vrai que le religieux qui parlait ainsi a le tort, lui, de voir les choses du dedans. S'inspirant de saint Augustin, Bourdaloue disait qu'il y a « des choses qui tout admirables qu'elles sont en elles-mêmes, cessent d'être admirées quand on est accoutumé à. l~s voir ». Et Virgile, déjà : « 0 f ortunatos nimium... » L'autre réflexion se rapporte à ce que dit l'auteur à 1a fin de son préambule. Si l'exemple des ordres religieux ne peut être mis à profit dans la vie politique, c'est, écrit-il, « parce qu'il est exclu que le monde des gouvernants laïcs tel qu'il est, pense jamais sérieusement à se corriger». Certes. Mais dans un ordre tombé en décadence, le monde des religieux non plus ne songe pas sérieusement à se réformer. C'est toujours un homme seul qui fonde ou réforme un ordre religieux. S'il est dans un couvent, il commence par chasser les tièdes, les incrédules, il s'entoure de ses fidèles. Que ceux-ci se multiplient, que le réformateur soit assez opiniâtre pour convaincre Rome, il gagnera la partie : il aura créé un monde clos que, par définition, son inspiration animera. Dans le monde laïc, rien de-semblable. Le réformateur vit dans un monde ouvert. S'il parvient à créer un enthousiasme collectif, jamais cet enthousiasme n'atteindra la totalité de la population. Un Hitler, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL un Staline rêvent en vain de détruire tous leurs adversaires : dans un monde ouvert, l'adversaire est une hydre dont les têtes se reforment sans cesse. Et il ne peut être question d'éliminer les indifférents et les tièdes. Les fidèles eux-mêmes voient s'éteindre leur flamme: dans le monde ouvert, les fidèles ont droit aux places, et l'on finit par ne plus savoir si les fidèles ont les places parce qu'ils sont fidèles, ou s'ils sont fidèles parce qu'ils ont les places. On remarquera, pour conclure, que l'auteur, incidemment, malmène quelque peu Machiavel. Il a grand tort assurément car, avec le secrétaire florentin, il a plus d'affinités qu'il ne pense. Léo Moulin scrute le monde des religieux parce qu'il y trouve des sociétés pour qui leur constitution est une colonne vertébrale et non une camisole provisoire enveloppant un corps sans structure. C'est exactement dans le même esprit que Machiavel, dans les Discorsi, analysait la Rome républicaine, avec l'espoir d'arracher son secret à un " monde idéal qu'il concevait comme un monde fermé. Mais il écrit aussi Le Prince, où il dit ce que doit être l'action du réformateur dans un monde ouvert, afin de le transformer par étapes en ce monde clos dont rêvent avec nostalgie tous ceux qui n'ont pas oublié leur enfance, leurs études classiques, ou dont l'adolescence s'est bercée d'utopie et de pureté. Léo Moulin a donc un sentiment juste de l'objet de son étude lorsqu'il parle d'une « expérience historique in vitro». Mais il va alors de soi que le passage de l'expérience in vitro à l'application in vivo ne requiert pas moins de réflexion que l'étude expérimentale elle-même. YVES LÉVY. « Homo faber » et « homo sapiens» GORDON CHILDE : De la préhistoire à l'histoire. Traduit de l'anglais par A. Mansat et J. Barthalan, préface de Raymond Furon. Paris 1963, Gal1imard (coll. « Idées »), 363 pp., tableau synoptique. L'AUTEURde ce livre, né en Australie, a fait ses études en Angleterre où s'est déroulée sa féconde carrière scientifique. Spécialiste des recherches anthropologiques, il a enseigné aux universités d'Edimbourg et de Londres. De 1925 à 1954, il a publié une vingtaine d'ouvrages, tous consacrés aux civilisations primitives, qui ont aussitôt retenu l'attention des anthropologistes, notamment de Marcellin Boule ; plusieurs ont été tfaduits en français; le dernier, que nous avons sous les yeux, a paru en 1954 sous le titre: What happened in History. A part quelques voyages en Orient et en , U.R.S.S., Gordon Childe ne s'est pas attaché personnellement à explorer les terraips où d'autres chercheurs s'emploient patiemment à remettre

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