Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

264 .faudrait-il précisément que les apparences soient sauves, alors que les « sans scrupules conscients » de la direction collective ont eu le cynisme de démentir leur propre version à l'heure même où ils la rendaient publique. En effet, ni l'âge ni la maladie ne justifient la disparition instantanée des portraits de Khrouchtchev et, dans les librairies, le retrait de ses livres et brochures. On voit mal aussi le rapport entre le déclin physique d'un beau-père et l'expédition de son gendre au Turkestan de toute urgence. Personne ne nie qu'un septuagénaire ait besoin de réduire ses heures de travail ; cela n'explique pas qu'il disparaisse dans quelque oubliette, même confortable, et que son nom soit rayé subitement de la chronique. Si les dirigeants avaient voulu respecter la comédie, ils auraient rendu hommage aux services passés du démissionnaire, conféré à celui-ci les honneurs habituels, donné son nom à des rues, à un kolkhoze, à un navire, à une fusée... Pourquoi n'ont-ils pas pris la peine de camoufler l'opération qui a si vite abrégé la distance entre le Capitole moscovite et la roche stalinienne ? On ne peut qu'envisager des hypothèses, la plus plausible étant que .Khrouchtchev n'aura pas voulu se laisser faire par persuasion, ne s'est pas résigné de bonne grâce, a dû s'abstenir de signer un papier reconnaissant ses erreurs et proclamant la sagesse infaillible du Comité central. Il semble que la procédure mise en œuvre pour le « démissionner » ait comporté un élément de surprise, les tireurs de ficelles ayant soin de ne prendre aucun risque : à la faveur d'une longue absence du patron, lequel s'absentait beaucoup, ils ont machiné leur affaire de façon à ne pas lui laisser le loisir de se retourner, d'exercer ses moyens de pression ou d'influence. Pris de court, Khrouchtchev a pu croire que sa démission ferait reculer les indécis et serait refusée comme ce fut sans doute le cas en d'autres circonstances. Tel qu'on le connaît, il est fort capable d'avoir maudit ses juges, manifesté ses sentiments avec truculence, ce qui expliquerait les mesures punitives prises à son encontre, alors qu'il eût été couvert de fleurs s'il avait attesté hypocritement le monolithisme de la direction collective. Nul ne saurait dire, au surplus, qu'il ne finira pas par signer quelque chose pour adoucir son sort, surtout pour s'assurer une notice biographique de consolation dans la prochaine édition de l'Encyclopédie soviétique. En tout état de cause, si Staline n'a eu aucune part à la victoire de Stalingrad, on doit tenir pour probable que Khrouchtchev ne seradésormaispour rien dans celle de Volgograd. En même temps que les premières informations relatives à la mort politique de Khrouchtchev, on recevait en Occident un opuscule de 150 pages tout frais imprimé à la gloire du « Fidèle léniniste, lutteur indomptable pour la paix et le communisme» : c'est le titre, sous un portrait du héros resplendissant de santé, constellé de décorations, pour célébrer le tout récent 7oe anniversaire de Khrouchtchev. Le contenu correspond à la couverBi"blioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ture : le Comité central, le Soviet suprême, le Conseil des ministres s'y adonnent éperdument au culte de la personnalité, vantent sur le mode apologétique les actes mémorables et les mérites innombrables de leur « cher Nikita Serguéïévitch », écrivent le pronom « Vous » et ses dérivés avec un V majuscule, souhaitent au jubilaire « beaucoup d'années de vie et de nouveaux accomplissements au nom de la prospérité de notre grande Patrie», etc. Un oukaze signé Brejnev lui décerne trois décorations d'un coup (il en avait déjà une demi-douzaine): Héros de l'Union soviétique, Ordre de Lénine, médaille de !'Etoile d'or. Le 17 avril à 9 heures du matin, lit-on, Khrouchtchev reçut à son domicile tout le Présidium et le Secrétariat venus le féliciter (les mêmes qui viennent de lui régler son compte). Au Kremlin, grande cérémonie solennelle pour la remise desdites décorations, en présence de toute l'équipe précitée, avec discours dithyrambique de Brejnev, ovations interminables, etc. « Selon la coutume russe antique, L. 1. Brejnev étreint et embrasse trois fois N. S. Khrouchtchev» (sic, p. 11). Ensuite se succèdent des réceptions à n'en plus finir, des délégations de partout, des kyrielles de satellites et de courtisans porteurs de décorations supplémentaires, de cadeaux; de récompenses, de compliments. Et encore des discours, des messages, des télégrammes. On renonce à citer. Et cela se passait il y a six mois à peine. Or il· se passait simultanément autre chose. A part les épisodes culminants où la situation de Khrouchtchev fut visiblement mise en balance, d'autres moins marquants eurent lieu dont le sens n'était point négligeable. Sans les récapituler tous, rappelons qu'en novembre 1962 le Secrétariat formé de huit membres s'augmentait jusqu'à douze, et que six mois plus tard il atteignait quatorze membres avec l'adjonction de Brejnev et Podgorny (cf. « Les imposteurs dans l'impasse », dans notre n° 6 de 1963, p. 317, où l'auteur voyait là « un sérieux démenti à l'anthropomorphisme qui, en Occident, érige Khrouchtchev en maître unique du communisme actuel»). Cette croissance du Secrétariat traduisait certainement une insatisfaction cherchant à compenser la qualité inférieure par un nombre accru des secrétaires ; la nomination de Brejnev à la place de Kozlov indique assez l'intention de parer à toute éventualité ; les « responsables » prévoyaient donc le moment où Khrouchtchev deviendrait impossible. Le premier Secrétaire dispose nécessairement d'une marge d'initiative, d'expression et de manœuvre dont il doit user en harmonie avec l'orientation générale fixée par le cercle dirigeant. Khrouchtchev a manifestement mésusé ou abusé de cette marge en plusieurs circonstances, ce qui ne l'a pas empêché de durer onze ans à son poste. Entre la date de son 7oe anniversaire et celle de sa démission forcée, il faut qu'il ait outrepassé les limites du tolérable pour que ses collègues décident d'en finir. Quels ont été, après une série de griefs, les derniers actes impardonnables ?

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